Innovation dans les techniques de coloration :
les verres rouges et orange en Asie du Sud
Laure Dussubieux
Responsable de laboratoire, Elemental Analysis Facility
Department of Anthropology, The Field Museum, Chicago, Illinois (USA).
Maryse Blet-Lemarquand
Ingénieur de recherches
Bernard Gratuze
Directeur de laboratoire
Centre Ernest Babelon, Institut de recherche sur les Archéomatériaux,
UMR 5060 CNRS/Université d'Orléans (France).
Nous nous intéressons aux verres fortement alumineux produits en Asie du Sud entre le IVe siècle av. et le Ve siècle apr. J.-C. Dans cette région, le verre était utilisé exclusivement pour la fabrication d'éléments de parures et plus particulièrement de perles ou de bracelets avec des couleurs franches et une apparence le plus souvent opaque ou au mieux translucide. Le rouge et l'orange étaient parmi les couleurs les plus populaires. Ces couleurs produites par l'ajout de cuivre sont particulièrement difficiles à obtenir et requièrent un certain savoir-faire car elles demandent non seulement un contrôle de la composition du verre mais aussi de l'atmosphère du four. Une étude mettant en jeu différentes méthodes d'analyses physico-chimiques destinées à déterminer la composition du verre et sa structure a permis de révéler la spécificité des techniques de coloration développées en Asie du Sud pour les verres rouges et orange. Ces techniques de coloration sont caractérisées par l'ajout de fortes quantités de cuivre et l'absence de plomb en proportion significative. Cette manière innovante de produire des verres rouges et orange semble être née en Asie du Sud et y avoir disparu sans avoir migré vers d'autres régions. Les types d'objets fabriqués en Asie du Sud et dans les régions du Moyen-Orient et du pourtour méditerranéen étant très différents, nous suggérons que cela a entraîné le développement indépendant de technologies verrières adaptées à chaque type de production. Cette étude renforce l'idée que l'Asie du Sud a fait preuve d'une certaine imperméabilité à l'influence du Moyen-Orient et du monde méditerranéen dans le domaine de la production du verre.
Innovation in the techniques of colouring: red and orange glasses in South Asia.
Our interest here is in strongly aluminous glasses produced in South Asia between the 4th and the 5th century AD. In this region, the glass was exclusively used for the manufacturing of elements of fineries and more particularly beads or bracelets with frank colours and mostly opaque or at best translucent appearance. The red and the orange were among the most popular colours. These colours produced by addition of copper are particularly difficult to obtain and require certain know-how because they ask not only for a control of the composition but also of the atmosphere of the furnace. A study involving various physico-chemical methods of analysis intended to determine the composition of the glass and its structure allowed to reveal the specificity of the techniques of colouring developed in South Asia for red and orange glasses.
These techniques are characterized by the addition of strong copper quantities and by the absence of lead in significant proportions. This innovative way of producing red and orange glasses seems particular to South Asia and to have disappeared there without having migrated to other regions. Because the types of objects made in South Asia were very different from those in the Middle East or Mediterranean region, we propose that independent development of technologies took place adapted for each type of production. This study strengthens the idea that the South Asia showed a certain impermeability to the influence of the Middle East and the Mediterranean World in the field of glass production.
Introduction
L'histoire du verre en Asie du Sud semble débuter dans la vallée de l'Indus avec l'apparition au cours du Ve millénaire av. J.-C. d'ornements en stéatite glaçurée (Bouquillon et al., 1995 ; Barthélemy de Saizieu et Bouquillon, 2000). La composition de ces premières glaçures est calco-sodique avec de faibles teneurs en potasse et magnésie (< 1,5 %) et des teneurs en alumine proches de 11-12 %. Au cours des périodes suivantes, cette composition varie : les perles de stéatite glaçurée datées de la période Pré-Indus (3000-2500 av. J.-C.), toujours relativement riches en soude et en alumine, ont des teneurs en chaux bien plus faibles (~ 2 %) alors que leurs teneurs en potasse et magnésie sont plus élevées et suggèrent l'utilisation de cendres de plantes sodiques comme fondant. À la période suivante (Indus, 2500-2000 av. J.-C.), nous retrouvons la même composition avec en parallèle l'apparition d'un second type de glaçure dont la recette de fabrication demeure incertaine. En effet, cette glaçure s'est révélée extrêmement corrodée et la silice est un des seuls éléments à avoir été détecté en quantités significatives. Les données relatives à la transition entre ces premiers matériaux vitrifiés et l'apparition du verre restent encore très parcellaires. Toutefois l'analyse de perles, de petits ornements en verre, de tubes et de blocs de verre provenant du site de Bara au Pakistan (IIe s. av. – IIe s. apr. J.-C.) révèle une certaine continuité des traditions verrières dans cette région. Le verre de ce site possède une composition avec des teneurs en alumine relativement élevées (jusqu'à 8 %) et des teneurs en potasse et magnésie supérieures à 1,5 % (Dussubieux et Gratuze, 2003). Cette composition présente donc les mêmes caractéristiques que celles des glaçures mentionnées plus haut. Si ce verre semble avoir circulé en Inde du Nord, jusqu'au Bangladesh et même en Chine (province de Xinjiang), nous n'en trouvons aucune trace en Inde du Sud ni au Sri Lanka (Dussubieux et Gratuze, sous presse). Dans cette région, les verres les plus répandus sont également alumineux mais leurs fondants diffèrent de celui employé au Pakistan. Nous allons nous intéresser à deux de ces types de verre : le verre « m-Na-Al » et le verre « mixte ». Dans le cas du verre m-Na-Al, ce ne sont pas des cendres de plantes qui sont utilisées en tant que fondant mais des efflorescences salines appelées reh. Dans l'expression « m-Na-Al », le m indique la nature minérale de la soude (Na) et « Al » signale que ce verre est fabriqué à partir d'un sable alumineux. Ce verre est utilisé pour la fabrication de petites perles étirées. Il est décliné dans une palette de couleurs qui inclue : le bleu turquoise translucide, le noir, le rouge, l'orange, le jaune, le vert et le blanc opaque (Dussubieux et al., 2008 ; Dussubieux, 2001 ; Dussubieux et Gratuze, 2004 ; Lankton et Dussubieux, 2006). Ce verre est plus particulièrement abondant en Inde du Sud et au Sri Lanka sur des sites datés entre le IVe s. av. et le Ve s. apr. J.-C. Il a été vraisemblablement fabriqué dans cette région et notamment sur le site de Giribawa au Sri Lanka (Bopearachchi 2002 ; 1999 ; Dussubieux 2001 ; Gratuze et al., 2000). Le verre mixte est également un verre alumineux mais son fondant contient autant de soude que de potasse. En effet, les teneurs de ces composés sont toutes les deux de l'ordre de 5-7 %. Ce verre qui est uniquement employé pour la réalisation de perles, soit rouges et en forme de disque, soit orange et de forme annulaire, contient également de fortes teneurs en cuivre qui dépassent généralement les 10 %. Aucun atelier de fabrication n'a été identifié pour ce verre, toutefois, la forte concentration en Asie du Sud de matériel avec une composition mixte laisse penser que l'origine de ce verre est à chercher dans cette région (Dussubieux 2001 ; Dussubieux et Gratuze, 2004 ; Lankton et Dussubieux, 2006).
Les compositions des verres de l'Asie du Sud contrastent fortement avec celles développées au Moyen-Orient ou autour du Bassin Méditerranéen. Elles présentent plusieurs particularités (notamment de fortes teneurs en alumine) qui semblent indiquer que dans cette région, les artisans verriers ont fait preuve d'innovation pour s'adapter aux différentes conditions auxquelles ils étaient confrontés, comme par exemple la disponibilité des matières premières. Nous avons décidé d'explorer un domaine où leur sens de l'innovation a dû être particulièrement sollicité : c'est celui de la coloration du verre et plus particulièrement celui de la production de verres rouges et orange opaques qui sont deux types de verre qui demandent un savoir-faire assez spécifique. En effet, les verres rouges et orange sont produits par la réduction d'ions Cu2+ en ions Cu+ qui précipitent dans le verre et forment des cristaux de cuprite (Cu2O). La couleur du verre dépend de la concentration et de la taille des cristaux de cuprite. Un réducteur interne et une atmosphère réductrice sont nécessaires à l'obtention de cuprite. Une atmosphère trop réductrice provoque la formation de cristaux de cuivre métallique qui donnent également une couleur rouge au verre (Brill et Cahill, 1988). Cette étude est consacrée aux verres rouges et orange de types m-Na-Al et mixte (Figure 1) de manière à évaluer plus précisément, dans la technologie verrière utilisée en Asie du Sud, quelle est la part qui provient du transfert de connaissance de régions comme le Moyen-Orient et quelle est la part qui revient à l'innovation.