Les verres opaques :
la technologie des verriers vénitiens (XVe-XXe siècle)
Cesare Moretti,
Chimiste, Technologue Verrier
S.Vito al Tagliamento (Italie)
Sandro Hreglich
Chercheur
Stazione Sperimentale del Vetro, Venezia (Italie)
Cette étude considère en détail la technologie d'opacification des verriers vénitiens d'après l'examen d'une série de cahiers de recettes allant du XVe au XIXe siècle, en s'intéressant tout particulièrement à la préparation de produits vitreux intermédiaires qui servaient à rendre blanc opaque (corpo) ou jaune opaque (anime) des verres transparents. Elle est illustrée par une ample série d'analyses de verre opaques.
Venetian Glassworkers' technology - 15th-20th centuries.
Opacity in glass is due to the precipitation of crystalline or colloidal components diffused in the mass, which modify or may even stop light transmission. The components can be introduced as such in the batch or in the melting glass, or appear during fusion and precipitate during cooling.
Used during a period of four millenaries of glass production, the components which have been used to make opaque glass are few (most of them are based on antimony or tin) and important variations only appear around the 15th century, with the use of bone ashes, in the 17th century (opalescent glass "girasole" made with lead arsenate) and during the 19th century, use of fluorides.
This study is concerned in detail with the opacifying technology used by Venetian glassmakers. It refers to a series of recipes between 15th and 19th centuries with a particular interest for intermediary glass products used for white opaque ("corpo") and yellow opaque ("anime") in transparent glasses. A large series of analyses from opaque glass is also presented.
Introduction
Fig. 1. Chandelier décoré, production verrerie Bertolini (?), Murano, XVIIIe siècle. Museo Vetrario.
L'opacité dans le verre est due à la précipitation pendant le refroidissement de composants cristallins ou colloïdaux. Diffusés dans la masse, ces composants modifient et, à la limite, empêchent la transmission lumineuse. Ils peuvent être introduits tels quels dans le mélange vitrifiable ou dans le verre en fusion, ou se former pendant la fusion et précipiter pendant le refroidissement (fig. 1). L'opacification peut être liée à la présence de petites bulles gazeuses dans le verre lors d'un mauvais affinage, ou par l'addition volontaire de sulfates ou de chlorures au mélange vitrifiable.
Les composants qui, dans l'intervalle de presque quatre millénaires de production verrière, ont été utilisés pour opacifier le verre ne sont pas nombreux (la plupart sont à base de composants d'antimoine ou d'étain). Néanmoins, des variations importantes se développent surtout à partir du XVe siècle (utilisation de cendres d'os), du XVIIe siècle (verres opalescents girasole à l'arséniate de plomb) et du XIXe siècle (opacifiants aux fluorures).
Dans la synthèse qui suit, nous considèrerons les techniques pour opacifier le verre en blanc et en jaune. Les autres couleurs opaques, à part les rouges, dérivent du blanc (ou du jaune) avec addition d'oxydes colorants.
Dans le tableau 1 sont reportés les opacifiants présents dans une série de verres opaques de l'antiquité jusqu'au XXe siècle, d'après les analyses de différentes sources.
Le verre blanc opaque dans le temps
Les opacifiants
Antimoine (Sb)
Le premier opacifiant utilisé depuis le début de la technologie est basé sur la précipitation de l'antimoniate de calcium (Ca2Sb2O7)1. Les premiers exemples remontent au XVe siècle avant notre ère. Son emploi reste fondamental pendant plus de trois millénaires puisqu'il est encore utilisé à la fin du XIXe siècle. Un exemple de ce système d'opacification est constitué par le vase Portland, Ier siècle avant Jésus-Christ (fig. 2), dans lequel la couche blanche extérieure est opacifiée avec de l'antimoniate de calcium2. Selon l'analyse, la teneur en oxyde d'antimoine est de 3,3 %, celle en oxyde de calcium est de 6,3 % (voir tableau 2).
Fig. 3. Carafe en verre blanc, prob. Daniele Miotti, verrerie « Al Gesu' », Murano, 1736. Museo Vetrario.
Mais des verres vénitiens des XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles (fig. 3 et 4) utilisent encore ce système d'ailleurs confirmé par les recettes d'un cahier anonyme du XVIe siècle3 (numéro 36 : « Se vorai far beretino ») et également dans le manuscrit Darduin du 16444 (recette 144 : « Lattimo senza calce di piombo stagno »). Au XIXe siècle, comme nous le verrons, l'antimoniate de calcium est encore utilisé dans certains verres vénitiens.
Étain (Sn)
Un autre opacifiant ancien est basé sur la précipitation du bioxyde d'étain ou cassitérite (SnO2). Ce système est présent dans les verres (sans plomb) à partir du IIe-Ier siècle avant notre ère et sera adopté par les verriers vénitiens à partir du XVe siècle et jusqu'au XVIIIe siècle avec le nom de lattimo (fig. 5 et 6), ce qui est documenté dans les recettes des manuscrits Anonyme du XVIe siècle, Neri et Darduin. Avec la même composition de base, les Vénitiens produisaient les émaux opaques (smalti) utilisés par les orfèvres (fig. 7). L'oxyde d'étain était introduit dans le mélange vitrifiable à travers la « calcina » d'étain ou, plus souvent, la calcina de plomb et d'étain produite par calcination des métaux étain ou plomb-étain mélangés (sur ces modalités voir Moretti et Hreglich, 1984, 2e partie). D'après une série d'analyses sur des verres lattimo vénitiens, on retrouve en moyenne, sur huit échantillons, une teneur de 8,9 % de SnO2 et de 10,54 % de PbO (voir ensuite tableau 3).
Fig. 5. Bouteilles en verre « lattimo », décorées à émaux polychromes, verrerie Miotti, Murano, 1767. Museo Vetrario.
Fig. 6. Canne « rosetta », avec inclusion de verre blanc opaque à l'oxyde d'étain, Lagune de Venise, fin XVe- début XVIe siècle. Collection personnelle de l'auteur C. Moretti.
Fig. 7. Pain de verre « lattimo », signé « Fabrica di Daniel Miotto in Murano », 1663-1673. Museo Vetrario.
Fluo - phosphate de calcium
À partir du XVe siècle, les verriers vénitiens utilisent aussi un autre système basé sur l'introduction des cendres d'os (os de jambe de mouton) ou des cendres de cornes (cornes de bouc ou de bœuf). Dans ce cas, l'opacification est due à la précipitation, pendant le refroidissement, de l'apatite, fluo-phosphate de calcium blanc (3Ca3(PO4)2.CaF2), qui donne au verre un aspect translucide, opale (fig. 8). Ce système est présent dans certains verres islamiques du XIVe siècle5. On le trouve cité dans le deuxième Trattatello toscano6 (recettes 2, 11 et 20)7, dans le manuscrit de Montpellier8, dans l'Anonyme9 et, plus tard, dans le Darduin10 (recette 49 : « A far color perseghin » ; recette 135 : « Mosaico grigio »).
L'introduction de ce type d'opacifiant était traditionnellement attribuée aux verriers allemands (Kunckel) de la fin du XVIIe siècle11, mais cette hypothèse est clairement contredite par les recettes des siècles précédents que nous avons citées. Un tel système d'opacification dérive probablement de la tradition orientale et pourrait avoir été importé en Europe par les Vénitiens12.
Arsenic (As)
Fig. 10. Petite soupière en verre blanc opaque à l'arséniate de plomb (smalto), Murano, XVIIIe siècle. Museo Vetrario (ref. 926).
À la fin du XVIIe siècle, dans la dernière partie du manuscrit Darduin, celle ajoutée par un anonyme et qui contient des matières premières et des recettes innovatrices, un nouveau système opacifiant basé sur la formation de oxy-arséniate de plomb (3Pb3(AsO4).PbO) apparaît. Dans la recette, sont introduits en même temps l'oxyde de plomb (sous forme de litharge ou de minium) et l'oxyde d'arsenic. Suivant le rapport entre les teneurs de plomb et d'arsenic (et peut-être en conséquence d'un traitement thermique différent en phase de fabrication de l'objet), on obtient soit un verre opalescent (fig. 9) qui imite l'aspect d'une variété d'opale appelée girasole13 (la première recette est la n° 214, datée 1693, avec le titre « Per fare girasole da perleri »), soit un verre opaque (fig. 10) comme le reportent de nombreuses recettes du même manuscrit, par exemple la n° 219 pour faire un « autre beau blanc » (altro bianco bello). Ce système à l'arséniate de plomb est utilisé dans les siècles suivants pour obtenir une nouvelle version du lattimo et du smalto.
L'arsenic est cité, peut-être pour la première fois, dans le manuscrit Montpellier à la recette n° 13, mais dans un verre sans plomb14. Neri mentionne l'arsenic cristallin dans certaines recettes, mais jamais avec une fonction opacifiante.
Composés fluorés
Au XIXe siècle, apparaissent les verres opaques à base de fluorures de calcium et de sodium. Dans la recette, le fluor est introduit à travers le spath fluor (CaF2), la cryolite (AlF3.NaF) ou le fluosilicate de sodium (Na2SiF6). C'est la composition de base pour les verres dits « bianco latte », utilisés au XXe siècle surtout dans les appareils d'illumination (diffuseurs), dans lesquels le verre opaque est inséré entre deux couches de cristal.
Quartz
Un autre système, utilisé surtout pour la production de tesselles opaques pour le revêtement ou le placage des parois des piscines, salles de bain etc., est basé sur l'introduction de poudre de quartz (sable de silice) dans le verre à la fin de la fusion, de façon à ce que les grains de quartz ne se dissolvent pas dans la masse et en provoquent l'opacité.
Les compositions des verres blancs opaques
Dans le tableau 2 ont été reportées les analyses de verres vénitiens produits à Murano du XVIe au XIXe siècle, opacifiés par l'antimoniate de calcium.
On peut noter que les teneurs en antimoine (Sb2O3) varient de 2,8 à 5,6 % (teneur moyenne 3,96 %), en calcium (CaO) de 6,3 à 8,3 % (teneur moyenne 7,36 %), en plomb (PbO) de 0 à 14,4 %.
Si on compare ces valeurs moyennes à la composition du verre blanc du vase Portland (Sb2O3 3,3 %, CaO 6,3 %), on constate que les différences sont très faibles et on peut donc dire que la composition des verres vénitiens, au moins pour les éléments qui entrent dans l'opacifiant, i.e. les oxydes d'antimoine et de calcium, est comparable aux compositions des verres analogues de l'époque romaine.
Dans le tableau 3, nous avons reporté les compositions d'un certain nombre de verres Lattimo opacifiés avec de l'oxyde d'étain (cassitérite). Il s'agit de verres produits à Venise du XVe au XVIIIe siècle, dans lesquels la teneur en étain varie de 1,3 % à 19 % (moyenne 8,93 %), avec d'importantes teneurs en oxyde de plomb (de 1,8 à 19,6 % – teneur moyenne 10,64 %). Dans un groupe de verres analysés par Marco Verità15 produits du Ve au VIIIe siècle, la teneur de SnO-2 est plus basse, autour du 0,8-3 % (moyenne 2,9 %), avec des teneurs en PbO également basses (0,1-7 % –moyenne 2,6 %).
Dans le tableau 4, nous avons reporté les analyses de verres opalescents Girasole (aujourd'hui appelé aussi opale) à l'arséniate de plomb, produits à Murano à partir de la fin du XVIIe siècle. L'arsenic est présent en moyenne à 5,8 %, l'oxyde de plomb varie de 12,7 à 30 % (moyenne 19,1 %). Dans le tableau 5, nous avons enregistré les analyses de verres faits avec le même système opacifiant à base d'arséniate de plomb, mais dont l'aspect est totalement opaque. En comparaison avec les verres opalescents, les différences de teneurs en arsenic ne sont pas importantes (en moyenne 6,3 %), alors que les teneurs en oxyde de plomb sont plus élevées (en moyenne 31 %).
les verres intermédiaires
Modalité d'introduction de l'antimoine dans la recette :L'antimoine était utilisé pour faire les verres blancs mais aussi, comme nous le verrons par la suite, pour faire, en présence d'oxyde de plomb, des verres opaques jaunes. Il est donc utile d'examiner les modalités d'introduction de l'antimoine dans les recettes afin d'obtenir des antimoniates dans le verre fondu.
Pour le passé, aucune information certaine n'existe sur le matériel utilisé puisque dans les recettes on parle génériquement d'antimoine (sans préciser s'il s'agit du sulfure), mais il faut considérer que le minerai d'antimoine le plus diffusé dans la nature est la stibine ou antimonite, un trisulfure d'antimoine (Sb2S3). Il est donc très probable que ceci était le minerai utilisé, mais l'on ne peut pas exclure que la stibine ait été préalablement rôtie à l'air et transformée en oxyde d'antimoine, suivant une hypothèse avancée par Turner et Rooksby (1959) ainsi que par Bimson et Freestone (1983).
Les cahiers de recettes vénitiens donnent habituellement des indications sur le traitement des matières premières avant leur utilisation. Sur la préparation de l'antimoine, on peut citer une recette, présente dans un manuscrit daté 1645, récemment publié16. Dans cette recette, qui n'a pas de correspondance dans d'autres cahiers, on indique comment préparer l'antimoine qui servira comme médicament ou pour faire du verre jaune (« a preparar l'antimonio che serve per medicina e per far vetro giallo »). Cette recette est à signaler parce qu'elle fournit des instructions inédites pour la calcination de l'antimoine : il faut mélanger le sulfure en poudre avec du tartre (greppola ou tartrate potassique) et du sel ammoniacal (chlorure d'ammonium), en quantités égales, passer l'ensemble par un tamis fin et le calciner dans une poêle jusqu'à obtenir un produit de réaction dont la partie superficielle, constituée probablement d'antimoniure de potassium (le seul composé d'antimoine et de potassium de couleur jaune), était utilisée comme pigment jaune opaque, tandis que la partie inférieure était probablement constituée de tartare émétique (tartrate de potassium antimoniale).
Mais ce que l'on apprend d'une série de cahiers de recettes du XIXe et début du XXe siècle est encore plus important. Il s'agit de recettes dans lesquelles on parle de la préparation du « corpo », c'est-à-dire d'un verre intensément opaque par antimoniate de calcium, lequel était préparé à part et était additionné, en poudre, à du verre transparent chaud dans le pot ou mélangé au verre chaud immédiatement après son cueillage. Il faut préciser que dans l'argot vénitien, le mot « in corpo » était utilisé pour indiquer un verre opaque et donc le « corpo » était l'instrument pour rendre opaque un verre transparent.
Il est intéressant de commenter brièvement les recettes des manuscrits des verriers de Murano puisqu'on peut y trouver confirmation des hypothèses avancées par Turner et Rooksby et, plus récemment par Bimson et Freestone, selon lesquelles le sulfure d'antimoine était oxydé avant son utilisation dans la recette. Dans ces recettes, on donne d'un côté des instructions pour préparer le « corps à brûler » (corpo da bruciare)17 et de l'autre, des indications sur le moyen d'ajouter un tel « corps brûlé » (corpo bruciato) à d'autres matières premières pour obtenir, après fusion, le corpo. Par exemple, un cahier de recettes d'Angelo Barbini d'Andrea, daté de 183018, contient une recette (f° 32 v.) intitulée Corpo Agatta da bruciar, dans laquelle on indique les matières premières à utiliser, mais aussi des instructions pour leur calcination, afin de réaliser le corpo bruciato. La recette prévoie les matières et quantités suivantes : 500 lb. de nitrate de soude (Nitrato), 200 lb. de sable (Terra saldame), 200 lb. de minium (Minio di Carintia), 200 lb. d'antimoine (Antimonio Rosenau), au total 1100 lb. Les instructions sont les suivantes : « mélanger bien les dites matières, et les mettre dans quatre cuves (conche) en fer que l'on porte à l'air » ; après cela, on fait un trou au centre de la poudre et on y approche une flamme ; les poudres s'allument et lorsqu'elles ont fini de brûler, on les broie et on utilise cette poudre dans les recettes suivantes comme celle de la page 33, intitulée Corpo per Agata biancha […] [idem est] partita Agata bianca19, qui prévoie d'ajouter le corps brûlé d'autres matières premières (calcin de verre de Bohême, minium et nitrate de sodium) de façon à obtenir par fusion le corps (corpo), c'est-à-dire le verre opaque utilisé pour opacifier des verres transparents20.
Angelo Barbini donne donc dans cette recette des détails intéressants sur le « rôtissage » du mélange qui contient le sulfure d'antimoine (provenant de Rosenau, en Allemagne) mélangé à du sable de silice (terra o saldame), du minium et du nitrate de sodium, détails rarement présents dans d'autres cahiers de recettes. Le but de cette opération, faite à l'air libre, dans des cuves métalliques, ne peut être que l'oxydation de l'antimoine. L'opération semble amorcée par le contact avec une flamme et favorisée par la présence du nitrate. Elle se poursuit par une autocombustion, jusqu'à la totale oxydation du sulfure.
Au début du XXe siècle, quelque chose doit avoir changé dans la technologie vénitienne. En effet, si auparavant les recettes prévoyaient deux phases, grillage du corpo da bruciare et emploi du bruciato comme matériel à fondre additionné à d'autres matières premières, à un certain moment, les recettes pour le « corps » prévoient une seule phase dans laquelle toutes les matières sont fondues ensemble y compris l'antimoine. Dans certain cas, le sulfure est mélangé à de l'antimoine métallique (regolo d'antimonio) ; dans d'autres cas (recette 28), l'oxyde semble être employé directement à la place du sulfure21 (voir tableau 6). La difficulté de l'utilisation directe du sulfure dans le mélange vitrifiable réside dans le fait que, à cause de la chaleur du four, le sulfure gonfle la masse en fusion et tend à la faire déborder du pot. Si à un certain moment, le sulfure est utilisé sans être oxydé, cela pourrait signifier que les conditions d'enfournement ou de fusion avaient changées et qu'elles rendaient possible son usage direct.
A partir d'une de ces recettes, une fusion a été réalisée en laboratoire à 1 200°C, et l'on a obtenu un verre blanc opaque dans lequel l'analyse a montré la présence d'antimoniate de calcium Ca2Sb2O7. Nous avons aussi analysé deux échantillons de corpo récupérés chez deux verriers de Murano, produits au milieu du XXe siècle. Les analyses sont reportées dans le tableau 7 et indiquent que les verres sont très similaires, avec des teneurs en antimoine de 12,8-14,4 %, en calcium de 9,4-6,3 %, et en plomb de 12,4-18,1 % ; la silice est autour de 46 %, l'opacifiant est l'antimoniate de calcium.
Les verres opaques jaunes
Fig. 11. Coupe en verre mosaïque à bandes polychromes, fin Ier siècle avant J.C. - début Ier siècle après J.C. Musée de Adria.
Le verre jaune opaque (fig. 11), présent dans des objets produits à partir du XVe siècle avant notre ère, est basé sur la précipitation d'antimoniate de plomb (Pb2Sb2O7, bindeimite). À partir du XIe siècle après Jésus-Christ22, l'antimoniate est souvent mélangé avec le stannate de plomb (Pb2Sb2O7-Pb2Sn2O6), tous les deux sont de couleur jaune.
Dans les cahiers de recettes vénitiens, à partir du XVIe siècle23, un produit intermédiaire sert à introduire dans le verre l'opacifiant à base d'antimoniate et/ou de stannate de plomb. Il est cité pour la première fois dans le manuscrit de Montpellier (1540) sous le nom de Giallolino ou « zalolin », tandis que dans le Darduin (1644) ce verre est appelé « anima ». Mais plusieurs autres recettes se trouvent dans les cahiers des XVIIIe et XIXe siècles, avec l'indication de toute une gamme de couleurs subtilement variées (anima Ballotta : jaune d'œuf, Canarino : jaune canari, Limone : jaune citron, ou vert poireau).
Utilisé comme couleur jaune dans le domaine de la peinture, le giallolino était employé dans la production verrière de façon similaire au smaltino, qui est un verre bleu à l'oxyde de cobalt.
L'anima est un verre intermédiaire contenant de l'antimoniate et du stannate de plomb, préparé avec des modalités qui ont été illustrées dans une publication précédente24. Ce verre, réduit en poudre, est ajouté au verre fondu, tenu à basse température, pour l'opacifier et le colorer en jaune.
Le système d'opacification en jaune à travers les « anime » perdure dans la technologie verrière vénitienne jusqu'à nos jours. Les nuances de couleurs que l'on peut obtenir avec les anime sont particulièrement intéressantes dans la mosaïque pour reproduire les teintes de carnation, puisqu'il est difficile de trouver des alternatives avec d'autre colorants.
À partir de la fin du XIXe siècle, la coloration au sulfure de cadmium entre dans les recettes et se substitue en partie au jaune à l'antimoniate et/ou stannate de plomb.
Les compositions des jaunes
Le tableau 8 contient les analyses moyennes de groupes de verres jaune opaque produits pendant l'époque romaine (Aquileia, Lattes/Dijon et autres provenances) et aussi de verres des XVIIIe et XIXe siècles qui présentent des caractéristiques chimiques similaires. Les teneurs d'antimoine (Sb2O3) vont de 0,7 % à 2,8 % (dans un cas on arrive à 15 %), le plomb (PbO) va de 5,5 % à 35 %, l'étain (SnO2) est présent seulement dans les verres des XVIIIe et XIXe siècles.
La préparation des « anime »
Les « anime » étaient préparées d'une façon assez complexe25. Comme expliqué précédemment, elles sont des verres intermédiaires opacifiés par la précipitation de l'antimoniate de plomb et de stannate de plomb, tous deux sous forme de cristaux cubiques, qui présentent néanmoins l'inconvénient de se décomposer au dessus de 1 000-1 100°C26. C'est pourquoi les anime sont ajoutées au verre chaud mais en dehors du pot. Dans le tableau 9 sont reportées les recettes pour anime d'après de nombreux cahiers des XVIIIe et XIXe siècles.
Trois échantillons d'anime, produites au XXe siècle à Murano, ont été analysés il y quelques années. Le tableau 10 en illustre les résultats. Comme on peut le constater, il s'agit de verres à haute teneur en oxyde de plomb (59-60 %), basse teneur en silice (12-17 %) et teneurs importantes en bioxyde d'étain (3-7 %) et oxyde d'antimoine (3-8 %).
Comme dans le cas de la préparation du corpo, la première phase de la préparation des anime nécessite le grillage, dans un petit four ou « calcherino », d'un mélange de sulfure d'antimoine, de minium, de calcina de plomb-étain et, quelques fois, d'oxyde de fer (crocco) et d'oxyde de zinc (tuzia). La raison du grillage réside encore une fois dans la transformation du sulfure d'antimoine en oxyde. La deuxième phase est la fusion, dans un petit pot, du calciné auquel était ajoutée de la silice (saldame ou terra) et de l'autre minium. La fusion, à basse température, durait six à huit heures. Le verre obtenu était versé dans une cuve métallique, refroidi, broyé et tamisé : il était alors prêt à être utilisé comme matériel opacifiant colorant.
Les conclusions d'une étude antérieure27 (établies à la suite d'une série de calcinations et de fusions expérimentales) ont montré que si les verriers vénitiens avaient eu à disposition de l'oxyde d'antimoine et de l'oxyde d'étain, ils auraient pu obtenir les anime en une seule phase de fusion. Nous avons vérifié qu'effectivement l'utilisation directe de sulfure dans la recette engendre le gonflement de la composition en fusion avec débordement hors du pot à cause de la violente réaction d'oxydation du sulfure. Il en résulte que la phase de grillage du sulfure devenait nécessaire, les verriers n'ayant pas à disposition d'oxyde d'antimoine.
Conclusion
Cette synthèse des techniques utilisées par les verriers de Murano pour l'obtention de verres opaques fait apparaître la persistance de certaines pratiques jusqu'à nos jours (antimoniate de calcium, antimoniate et stannate de plomb, bioxyde d'étain), y compris celle de l'ajout de verres intermédiaires (corpo, anime) qui semble, sauf preuve du contraire, une spécificité des Vénitiens.
C'est seulement à partir des XVe et XVIIe siècles que sont entrées dans la pratique de nouvelles technologies (cendre d'os, arséniate de plomb), si l'on en croit les cahiers de recettes. D'autres innovations arrivent au XIXe siècle avec les fluorures pour les blancs et le sulfure de cadmium pour les jaunes. Mais les anciennes pratiques restent valides dans certains secteurs de production (tesselles de mosaïque, verre en canne pour le travail au chalumeau) jusqu'au début du XXe siècle.
Pour étayer nos considérations, nous nous sommes basés sur une ample série d'analyses et sur l'examen de nombreux cahiers de recettes des verriers de Murano entre le XVe et le XIXe siècles. Ces cahiers témoignent en détail des procédures de traitement des matières premières et des modalités d'emploi des verres intermédiaires pour la réalisation de l'opacité dans le verre.
Cesare Moretti
Sandro Hreglich
Note : Une présentation de ce thème a déjà été faite lors des IX Giornate del Comitato Nazionale Italiano AIHV, Ferrara, 13-14 décembre 2003. Un article en italien et en anglais a été publié dans la Rivista della Stazione Sperimentale del Vetro, n. 5/2005, p. 15-32.
- 1. ↑ Turner et Rooksby, 1959.
- 2. ↑ Brill, 1999.
- 3. ↑ Moretti et Toninato, 2001.
- 4. ↑ Zecchin, 1986, p.182.
- 5. ↑ Turner et Rooksby, 1959.
- 6. ↑ Dell'Arte del vetro per mosaico - Tre trattatelli dei secoli XIV e XV ora per la prima volta pubblicati, Bologna, Gaetano Milanesi, 1864, Archivio di Stato Firenze, ms. 797. Selon Luigi Zecchin, le deuxième Trattaello reporte des recettes d'origine vénitienne.
- 7. ↑ Zecchin, 1990, p. 219.
- 8. ↑ Zecchin, 1987, p. 253-276.
- 9. ↑ Moretti et Toninato, 2001.
- 10. ↑ Zecchin, 1986, p. 124 et 177.
- 11. ↑ Turner et Rooksby, 1959, p. VIII/27.
- 12. ↑ Zecchin, 1986, note p. 177-178.
- 13. ↑ Le girasole, pierre dure, est une variété d'opale. Le verre qui l'imite, obtenu avec l'arséniate de plomb, a un aspect laiteux de couleur légèrement bleutée en lumière réfléchissante mais, en lumière transmise, il prend une teinte qui va du rouge au jaune orange. Voir aussi P. McCray, 1995.
- 14. ↑ Zecchin, 1986, note p. 255.
- 15. ↑ Uboldi et Verità, 2003.
- 16. ↑ Moretti, Salerno, Tommasi Ferroni, 2004.
- 17. ↑ Dans les 21 recettes de « corpo da bruciare » insérées dans des cahiers du XIXe siècle, la composition moyenne, en unités de poids équivalent, est :
Sable de silice : 100 ; Sulfure d'antimoine : 53,3 ; Oxyde d'arsenic : 4,1 ; Minium : 60,9 ; Nitrate de soude : 109,5 ; Nitrate de potasse : 99,7 ; Potasse : 28,4. - 18. ↑ Libro sacreti - copiato l'anno del Siniore genaro 1830. Ref. classification Moretti 19/04.
- 19. ↑ « Corpo per Agata biancha per colane alabastro, per turquas masissio e colane, per celeste masissio e colane e per turquas in panni e celeste in panni, partitta Agata bianca. »
- 20. ↑ « Boemia buona pesta tamisada fina lb. 500, Nitratto lb. 125, Corpo bruciatto lb. 150, Minio buono lb. 30, Totale lb. 805. Con questa partita si fa tutto quello che fu detto qui sopra, basta regolarsi con il cotisso e con la ramina. »
- 21. ↑ Nous soulignons que, surtout dans les cahiers du XIXe siècle, l'antimoine est souvent mentionné sans préciser sa nature, c'est-à-dire sans préciser s'il s'agit du sulfure ou de l'oxyde ; à la limite on indique seulement l'origine, i.e. « de Levant, des Indes, de Rosenau (Allemagne) ou de Hongrie ». Dans des recettes du XXe siècle (Corpo in Regolo), l'antimoine cité est souvent le « regolo », c'est-à-dire la forme métallique.
- 22. ↑ Turner et Rooksby, 1959.
- 23. ↑ Moretti et Toninato, 2001, p. 36.
- 24. ↑ Moretti et Hreglich, 1984.
- 25. ↑ Cet argument a été traité amplement dans notre article de 1984 déjà cité.
- 26. ↑ Henderson J., 1983.
- 27. ↑ Moretti et Hreglich, 1984.