Innovation et stratégie commerciale
au temps de l'Art nouveau.
L'exemple de la manufacture Daum.
Christophe Bardin
Maître de conférences
Université Paul Verlaine-Metz (France),
Centre de recherche sur les médiations, Crem (EA 3476) (France)
Au XIXe siècle, chaque grande manifestation internationale est l'occasion pour les industries de montrer leur savoir-faire. Dans ce cadre, le dépôt de brevet, garant de la qualité de l'innovation proposée, apparaît comme une évidence. C'est le signe tangible de la vitalité et de l'inventivité de la manufacture, que ce soit dans le domaine technique ou artistique. Les verreries d'art ne dérogent pas à la règle. À quelque temps de l'Exposition universelle de Paris en 1900, les établissements Daum demandent et obtiennent un brevet pour un type de décoration nommé « Décoration intercalaire à grand feu ». Ce nouveau procédé, s'il donne des résultats remarquables en termes de réalisation, reste avant tout lié à une stratégie commerciale définie à l'avance et parfaitement assumée. Il permet en effet de légitimer la création et la production de la manufacture de Nancy, de lui assurer définitivement la stature de verrerie d'art tout en se démarquant de l'influence d'Émile Gallé, l'illustre créateur. Mue par cette logique, la manufacture va multiplier les « inventions » techniques ou supposées telles. Elle devient ainsi un bel exemple de ce rapport particulier qu'entretiennent certaines verreries d'art avec la question de l'innovation, vue comme une nécessité commerciale et industrielle.
Innovation and marketing strategy during the Art Nouveau period:
the Daum manufacture
During the 19th century, each international exhibition is an occasion for industries to demonstrate their know-how. A patent is a visible proof of the innovative tendency of a factory, on a technical or artistic basis. Art glass factories comply with this rule.
Just before the World exhibition of Paris 1900, the Daum manufacture applied and was granted a patent for a new type of decoration, called "decoration intercalaire à grand feu" (sharp fire inserted decoration). This new process, showing remarkable results is first and foremost part of a marketing strategy, well defined in advance and perfectly assumed.
Introduction
En 1899, dans la perspective de l'Exposition universelle de Paris en 1900, la manufacture Daum dépose un brevet pour un nouveau procédé appelé « décoration intercalaire à grand feu ». Si cette technique est bien définie par les dirigeants de l'entreprise comme une « innovation », force est de constater que les comptes rendus ne lui accordent pas la place qu'elle semble mériter et que la manufacture est en droit d'attendre. Pour autant, cette « invention » n'est pas un échec. Replacée dans la trajectoire de la maison Daum et dans la perspective de sa problématique industrielle, elle se lit comme une stratégie commerciale définie à l'avance. Elle doit à la fois lui permettre de se libérer un peu plus de la tutelle de son impressionnant voisin nancéien : Émile Gallé, tout en donnant l'image d'une industrie innovante, et donc digne d'intérêt et de confiance.
Quelques repères historiques
L'entreprise Daum n'est pas « née » industrie d'art, elle l'est devenue. Quand Jean Daum, ancien notaire de Bitche contraint à l'exil à la suite de la guerre de 1870, rachète la Verrerie de Nancy en 1878, celle-ci est une verrerie industrielle qui produit essentiellement du flaconnage, de la gobeleterie et des bobèches. Elle devient manufacture d'art, à la fois par opportunité et nécessité, sous l'impulsion d'un des fils, Antonin, vers 1891. Nécessité car l'entreprise familiale traverse alors une crise grave et il devient indispensable, pour se tirer d'affaire, de renouveler une partie de la production. Opportunité, car Antonin aidé d'Auguste, son frère, captent parfaitement l'air du temps, c'est-à-dire le renouveau des arts décoratifs en général et le succès d'Émile Gallé en particulier.
D'abord timide et confidentielle, la fabrication artistique prend de l'ampleur avec l'arrivée de Jacques Gruber et les premières expositions. Après les services de table, c'est vers la production de modèles plus élaborés que la verrerie se tourne. Les techniques se mettent au diapason des décors. À la peinture à l'émail, à la gravure à l'acide et aux rehauts d'or ; s'ajoutent le multicouche et le ciselage des pièces à la roue. Jacques Gruber quitte la manufacture vers 1897, après avoir signé quelques pièces de grande valeur. Il est remplacé, à la tête de l'atelier décor, par Henri Bergé, lui-même assisté en 1910 par Émile Wirtz.
Avec les premiers succès des verres décorés, la production de la manufacture devient plus complexe. Nous pouvons schématiquement la diviser en trois catégories. D'une part, une fabrication industrielle, héritée des débuts de l'entreprise : des boules de verre destinées à l'industrie de la montre et de la gobeleterie ordinaire. D'autre part, une production fantaisie courante, utilitaire ou non, qui inclut toutes les séries de modèles décorés fabriqués en grande quantité, vendus par les magasins et détaillants divers. On y trouve les vases et objets assimilés, les services de table et appareils d'éclairage. Enfin, des pièces « hors série », généralement des modèles uniques (ou tirés à un nombre restreint d'exemplaires) qui assurent la renommée de la manufacture. Si, en volume de marchandise et en nombre d'ouvriers employés, la verrerie ordinaire, ajoutée à la fantaisie courante, représente la part la plus importante de la fabrication, c'est au travers de ces vases rares et remarquables dévoilés lors des grandes manifestations que le nom de Daum se fait connaître et reconnaître.
Émile Gallé est évidemment la référence incontournable de la verrerie de Nancy, à la fois pour les modèles des créations mais aussi pour la pensée qui sous-tend ces mêmes réalisations. La manufacture s'inscrit parfaitement dans le schéma défini par Émile Gallé lui-même quelques années auparavant : « Dans ma production à bon marché, j'ai évité le faux, le biscornu, le fragile. J'ai employé des colorations solides. […]. J'ai ouvert à la cristallerie et préparé, quelquefois à mon détriment, des voies fructueuses à des usines pour la très grande production. » (Gallé, 1908, p. 349). En termes de création et de production justement, la manufacture met effectivement au point un modèle industriel, alliant qualité et rentabilité, qui commande des modes opératoires particuliers. Pour autant, le voisin est également encombrant. Les frères Daum comprennent rapidement que l'existence de leur entreprise est directement liée à leur capacité d'émancipation.
L'Exposition universelle de Paris, en 1900, qui clôture un siècle et en ouvre un nouveau, arrive à point nommé pour la manufacture Daum. De 1893 à 1900, elle s'est fait connaître par sa participation aux expositions de Chicago, Nancy, Bruxelles, Lyon, Bordeaux. Les premiers articles parus dans la presse d'information et dans les revues spécialisées, les ventes de quelques-unes de ses plus belles pièces, les prix glanés lui permettent d'accéder au statut d'industrie d'art et de commencer à s'affranchir peu à peu de l'envahissante tutelle. L'Exposition universelle de 1900 doit consacrer la verrerie.
Attendue par les Français, la manifestation est préparée avec ferveur par la verrerie qui fait sa demande d'admission le 29 avril 1898. L'exposition s'étend sur 112 hectares et accueillera plus de 51 millions de visiteurs, du 14 avril au 27 octobre. Lorsque les portes s'ouvrent, la manufacture est prête. Comme ils l'ont déjà fait lors de la participation à Chicago en 1893, les dirigeants convient amis et personnalités à venir admirer, à Nancy, avant le départ pour la capitale, la collection à laquelle ils travaillent depuis longtemps. Le catalogue, édité pour la circonstance, dévoile près de trois cents pièces classées suivant de multiples critères. Seize photographies illustrent l'ensemble. Les dirigeants s'engagent à ne « présenter que des œuvres spécialement créées pour 1900, n'ayant jamais été exposées et entièrement nouvelles comme colorations et techniques »1 et parmi elles, bien entendu, les modèles réalisés grâce à la « décoration intercalaire à grand feu », regroupés sous le titre de « verrerie de grand feu sous couverte ». L'option d'une prise de brevet pour ce nouveau procédé technique est un des éléments qui doit permettre à la maison Daum de clairement se positionner comme une industrie d'art innovante.
- 1. ↑ Daum. Notice et catalogue pour l'envoi à l'Exposition Universelle de 1900, p. 6.