Un établissement pionnier dans la capitale du vin :
la verrerie Mitchell au XVIIIe siècle
Caroline Le Mao
Maître de conférences en histoire moderne
Université de Bordeaux III ;
Centre d'études des mondes moderne et contemporain (CEMMC) (France).
En 1723, le ressortissant irlandais naturalisé Pierre Mitchell obtient un privilège pour l'ouverture d'une verrerie à Bordeaux, imposant ainsi la fabrication à l'anglaise qui accompagne l'essor de la bouteille, nouveau mode de conditionnement du vin. Le succès est au rendez-vous et s'explique par l'existence d'un besoin local, qui s'affirme tout au long du siècle et semble ne jamais être satisfait. Mais il résulte aussi de la rencontre entre un individu pionnier et une volonté monarchique d'encourager la production. La thématique de l'innovation verrière nous permet en effet d'examiner, pour l'époque moderne, les interactions entre un entrepreneur, détenteur d'un « secret de fabrication » et l'État, qui veut encourager et protéger cette entreprise, tout en imposant des contraintes. En l'espèce, il conviendra d'étudier le privilège et ses effets, dispositif qui est un moyen de protéger une innovation fragile à ses débuts, mais devient un obstacle quand l'heure du développement est venue.
A pioneering enterprise in the wine capital:
The Mitchell glasshouse during the 18th Century.
In 1723 an Irish-born Frenchman – Pierre Mitchell – is granted a privilege for operating a glasshouse in Bordeaux (therefore introducing the English style production which goes along with the introduction of the bottle as a packaging for wine). His success illustrates a demand, which never seems to be contented. But it is also the successful meeting of a pioneer and the monarch's will to encourage production.
Innovations in glass is a theme which allows to study here (during the modern period), interactions between an individual with a trade secret, and the State which wants to encourage and protect enterprise, as well as setting its limits. The privilege in itself and its effects – as a mean to protect a fragile craft in the beginning – will be studied as well as the way it becomes an obstacle when development is achieved.
Le 16 novembre 1724, le Conseil d'État statuait sur la requête présentée au Roi par « Pierre Mitchell, natif de Dublin, naturalisé et domicilié à Bordeaux, contenant qu'il a un secret particulier pour la fabrique d'un verre propre pour les bouteilles d'une telle force et épaisseur qu'elles résistent aux impressions de l'air, en sorte qu'elle conservent les liqueurs les plus fortes, et les contiennent sans risques »
1. Ainsi naissait la verrerie Mitchell, entreprise familiale de renom et principale verrerie de Bordeaux tout au long du XVIIIe siècle.
Il serait tentant de retracer la saga des Mitchell2, puisqu'au père fondateur succédèrent la veuve puis le fils. De même, l'étude dudit secret de fabrication et sa mise en œuvre ont aussi attiré l'attention des chercheurs3. Mais la verrerie Mitchell est en outre l'occasion d'étudier une rencontre : celle d'un individu pionnier et étranger, porteur d'un secret de fabrication et d'une volonté étatique de promouvoir une innovation qui viendra renforcer la puissance économique et industrielle du pays.
La région et la période constituaient un terrain propice pour cette rencontre et la réussite de cette innovation : Bordeaux, région productrice de vin, passe au XVIIIe siècle du tonneau à la bouteille, en même temps qu'elle voit son commerce croître de façon exponentielle. Il y avait donc là une demande que même l'importation n'arrivait pas à satisfaire. Dès lors, la volonté étatique d'encourager la fabrication du verre rencontre la figure d'un pionnier qu'incarne Mitchell, et qui propose au moment propice son « secret » de fabrication. Il s'agira en effet de se focaliser sur les interactions entre cet individu porteur d'innovation, qui détient un savoir-faire, et un État soucieux de protéger et d'encourager cette production, tout en l'infléchissant, voire en la normalisant. On a en effet affaire à une innovation sous conditions, qui doit se plier à un certain nombre d'exigences, tant en ce qui concerne le processus de fabrication que le produit final…
I. Un terrain propice à l'innovation : une demande non satisfaite.
A. Il y a un marché à Bordeaux…
Tel est le point de départ de la requête de l'aspirant verrier Mitchell : en 1723, il demande « le privilège d'une verrerie pour la composition d'un verre propre à faire des bouteilles qu'il expose être très rares et très chères dans votre généralité, le public étant obligé d'en faire venir des provinces éloignées »
4. Il existe en effet à Bordeaux un marché, un marché qui se crée tout d'abord, et qui progresse ensuite au point de sembler ne jamais être satisfait.
Dès le début du XVIIIe siècle, Bordeaux a besoin de bouteilles, en particulier pour la vente au détail du vin, car la bouteille remplace alors le pot d'étain5. Dès lors, la croissance est exponentielle et résulte d'éléments congruents. D'une part, il n'y a plus de limitation légale à cette pratique. En 1728, le pouvoir royal met fin à l'interdiction de commercialiser des vins en bouteilles sur le territoire français, et en 1735, la normalisation de la contenance des bouteilles ne pouvait que rassurer les consommateurs et encourager la pratique6. La mise en bouteilles se généralise donc, d'autant qu'elle répond à une innovation concernant cette fois-ci le produit, à savoir le goût croissant pour le vin vieux ; or la maîtrise du vieillissement passait obligatoirement par la mise en bouteille, avec cachet de cire7. Ce phénomène se conjugue avec l'explosion du commerce colonial, dans lequel Bordeaux joue un rôle central8. L'Intendant résume très bien cette évolution : « bien des habitants des îles à leur aise sont devenus plus délicats, et […] pour boire de meilleur vin, du vin vieux, ils en demandent en bouteilles »
9.
Le besoin est tel que beaucoup aspirent à connaître le même succès que Mitchell, et les demandes de créations affluent au milieu du siècle. Pour exemple, la même année, Trudaine reçoit les requêtes de Mitchell fils, qui veut créer une nouvelle verrerie à l'instar de son père, ou de Sansané10, et signale dans sa lettre « on prétend que les trois verreries établies à Bordeaux ne sont pas suffisantes »
11.
B. … Il n'est pas satisfait localement
Ainsi, si le besoin existe, il n'est pas satisfait localement, du moins au début12. En 1699, Bordeaux importe déjà 110 000 bouteilles13 car les verreries de Guyenne ne sont alors pas en mesure de pourvoir aux nouveaux besoins. La dizaine d'établissements en activité en 171814 est en proie à un marasme économique, lié au manque de bois qui touche la région. Celui-ci entraîne en outre un surcoût de production, supérieur au prix du transport pour les bouteilles d'importation. Le prix du bois était tel dans la généralité que « les ouvrages de verre qui viennent de Normandie coûtent moins ici que ceux qui se fabriquent dans ce pays-ci »
15. Le déficit est aussi qualitatif : « cette manufacture ne mérite pas beaucoup d'attention dans cette généralité, les ouvrages qui s'y font sont très vilains et très mauvais »
16. En d'autres termes, les productions de la région ne valent pas les importations, qu'elles soient françaises ou étrangères.
Au fil du siècle, cet état de fait perdure sur le plan quantitatif et la verrerie Mitchell ne couvre pas à elle seule les besoins17. C'est l'avis de ceux qui demandent un privilège d'établissement, comme on pouvait s'y attendre, mais aussi celui de la chambre de commerce ou de l'Intendant. La production est donc insuffisante, et l'on doit encore et toujours faire appel à l'importation. Lorsque, dans les années 1730, le verrier Fomberg18 défend son privilège, il signale que la province de Guyenne consomme « au-delà du produit de ces deux fabriques une fois au-dessus »
, et qu'il faut importer de Rouen, Calais, Hambourg et autres lieux19. Une note retrouvée dans les papiers de l'intendant, datant probablement du milieu du siècle, indique qu'en temps de paix, « il vient à Bordeaux par an, tant de Dunkerque, Calais, Rouen, Nantes que d'Hambourg de 450 à 500 mille bouteilles, les dames Jeanne comprises. Le sieur Carier ou Le Gris (sic) de cette ville en a reçu à lui seul de 200 à 250 mille par an »
20. Mitchell avait trouvé ici un créneau porteur. Mais il faut maintenant se focaliser sur les débuts de l'entreprise, et les conditions de son implantation.
la rencontre entre un individu et des « promoteurs »
II. Les moyens de l'innovation :A. Le sieur Mitchell et son offre
Le verrier Mitchell est aujourd'hui un personnage bien connu21 des historiens. Cet émigré, originaire de la ville de Dublin, fuit les persécutions religieuses pour gagner Bordeaux où il se marie une première fois en 1712 avec Jeanne Hicky. Le contrat montre la modestie de ses débuts : si son épouse offre une très modeste dot de 60 livres, lui-même reconnaît n'avoir « que son métier pour gagner sa vie »
, à savoir charpentier de barriques22. Mais par la suite, le succès est au rendez-vous. Il se remarie en 1719 avec Jane Madden23, obtient des lettres de naturalité en 172124 et entreprend durant cette décennie divers achats de terres et propriétés : deux bourdieux à Eysines pour 11 000 livres, en 1720 ; le noyau de ce qui formera le domaine du Tertre (Arsac) en 1724, etc. En véritable entrepreneur, il exerce plusieurs métiers – négociant, manufacturier, viticulteur, promoteur immobilier – et profite même de l'essor des colonies pour se faire armateur dans les années 1730. Dans cette courte biographie, on retiendra bien sûr le lien avec l'Irlande, lien qui se maintient comme l'attestent ses deux mariages et surtout l'union de son fils, Patrice Mitchell, avec Elise Lynch, d'abord contractée en Irlande puis consignée chez un notaire bordelais25. Ainsi, si les filles contribuent à insérer la famille dans la noblesse d'offices bordelaise26, le fils, quant à lui, maintient le lien avec la mère patrie.
Or, c'est probablement à Dublin que Mitchell eut à connaître le fameux secret de fabrication dont il fait état dans ses lettres patentes27. En l'espèce, ce principe de l'importation d'un secret étranger dans le domaine de l'innovation industrielle n'a rien d'étonnant. On pensera à Van Robais et aux autres Hollandais attirés en Normandie ou en Languedoc, aux Vénitiens, aux Liégeois… Mais le cas de Mitchell a ceci de particulier que rien n'indique qu'il ait travaillé dans une verrerie avant son départ et de fait, son premier travail à Bordeaux était celui de simple charpentier de barriques. Son cas est donc très différent de celui, beaucoup plus classique, du sieur Fomberg. Originaire du sud de l'Allemagne, il travaille toujours dans une verrerie des Flandres, lorsqu'il écrit à l'intendant pour annoncer son souhait d'importer dans la région la technique du verre dit « à l'allemande »28.
Il n'en demeure pas moins que c'est bien d'Angleterre que Mitchell a rapporté son secret, à savoir la fabrication au charbon de terre, qui modifie la donne dans le domaine de la verrerie. Cela se vérifie sur le plan de la localisation. L'installation à Bordeaux montre que la verrerie Mitchell répond à de nouveaux impératifs. Elle ne s'établit plus près d'une forêt fournissant le bois indispensable au four, mais à Bordeaux même, qui présentait d'autres avantages : il s'agissait d'un port, par lequel il était aisé de faire venir le nouveau combustible ; il s'agissait aussi d'un important foyer de consommation, tant parce que le port était un lieu de conditionnement privilégié des marchandises, que parce qu'on était au cœur de la production viticole29. Le modèle anglais s'impose en outre au niveau des bâtiments. L'inspecteur de la manufacture décrit ainsi le lieu de fabrication : « le four de cuisson, qui est un pavillon carré, bâti à l'anglaise, pour que les ouvriers y aient assez d'air. Le toit est porté en élévation directe, et dans le milieu est l'ouverture pour servir de cheminée, le four est construit au milieu, sa grande bouche ouverture du côté du levant et des réceptacles pour la cuisson de la matière fabriquée d'un côté et d'autre dudit four. »
30 André Orsini a identifié dans cette description les fameux cone-glass anglais, que l'on aperçoit sur certaines gravures du Bordeaux du XVIIIe siècle31. D'Angleterre vient aussi le combustible, le charbon, ainsi que les cendres de varech, qui proviennent plus rarement de Normandie. L'Angleterre inspire enfin le modèle d'une partie des bouteilles, faites « dans la forme anglaise »
32.
Pour ce qui est du travail, l'établissement tourne avec un nombre limité d'employés : quatre souffleurs secondés de quatre aides, un fondeur, quatre tiseurs et quelques manœuvres soit sans doute un maximum de vingt personnes33. Mais on peut considérer qu'il s'agit d'une main-d'œuvre sensible, car elle est qualifiée et détentrice du secret de fabrication. Il s'agit donc de la conserver à son service exclusif. Le souhait de préserver ce secret peut se percevoir dans la volonté que Mitchell comme Fomberg manifestent pour conserver leurs ouvriers et surtout, pour les empêcher d'aller travailler pour la concurrence. C'est ainsi que l'on peut comprendre le soin de la veuve Mitchell de garder à son service les Wansoul, père et fils. Se qualifiant de « gentilshommes verriers » travaillant à la verrerie Bordeaux, ils se plaignent de ce qu'ils sont en fait au chômage technique sans être rémunérés et précisent que la veuve Mitchell serait tout à fait à même de les faire travailler si elle le voulait, qu'elle ne les congédie pas, ce qui les empêche d'aller s'employer ailleurs. Selon la même logique, Fomberg, lorsqu'il demande son privilège, fait inclure dans sa requête une clause selon laquelle « aucun des gentilshommes verriers fondeurs tiseurs et autres ouvriers travaillant dans la verrerie de Bourg ne pourra la quitter pour aller travailler dans celle établie à Bordeaux sans un congé par écrit de l'un des suppliants, à peine de mille livres d'amende34 tant contre le dit gentilhomme verrier que contre l'entrepreneur de la verrerie de Bordeaux qui lui aura donné à travailler… »
, le suppliant se soumettant lui aussi aux mêmes contraintes vis-à-vis de Mitchell35. À défaut, l'ouvrier aura présenté une sommation et devra se plier à un préavis d'un an.
On le devine donc aisément, la réussite de Mitchell est le fruit de ses « apports personnels » (secret de fabrication, qualités d'hommes d'affaire, pugnacité) mais aussi du soutien que l'État a pu lui apporter ponctuellement.
B. La volonté de l'État et les moyens mis en œuvre
Ce n'est en effet qu'en 1723, alors qu'il est en France depuis de nombreuses années, que Mitchell fait sa proposition d'établissement. Sans doute a-t-il compris qu'il y avait là la possibilité de répondre à une double demande, celle de la clientèle et celle de l'État. Une enquête diligentée en 1718 par le Contrôle général des finances témoigne de l'intérêt pour les verreries36. On s'enquiert de leur état, de leur production, et des « moyens les plus à propos pour les encourager »
. Il y a donc une volonté de relancer les entreprises verrières. Dès lors, comment s'y prend-on ? Le principe de l'enquête administrative, commanditée par le contrôle général des finances et relayée par les intendants et subdélégués, est le mode habituel d'intervention. L'intendant, outre son rôle d'information, a aussi pour mission de susciter les initiatives privées, et de « faire remonter » les propositions. Mais en parallèle, on consulte également les négociants, via la chambre de commerce, établie à Bordeaux en 170537. Pour ce qui est des mesures, des pistes sont suggérées par l'enquête de 1718, comme l'abaissement des barrières douanières sur les matières premières : « Pour donc encourager ces Messieurs, il faut leur donner le moyen de gagner, cela consiste dans les facilités que le conseil peut leur accorder pour faire venir du pays étranger les matières que la France ne produit point, ou si elle les produit ne les produit qu'à un prix fort onéreux »
38. Et l'intendant d'insister sur le « salicor » et la soude : « l'un et l'autre sont meilleurs du côté d'Alicante, le premier pourtant se trouve en France, mais d'une moindre qualité »
; s'ensuit une proposition d'affranchissement de droits.
Mais de fait, le point crucial est bien l'obtention d'un privilège, élément souvent indispensable à la réussite d'une innovation, qui avait besoin de se rôder quelque temps, avant de devenir rentable. Le cas du sieur de La Roque de Noyers, évoqué dans le rapport sur les verreries, est éloquent.
« Il ne s'est point découragé et a voulu suivre les idées qu'il avait de faire du cristal comme il l'a professé dans le pays du Mayne qu'il a pourtant été obligé d'abandonner par l'arrivée de plusieurs ouvrages venus des pays étrangers et portés soit sur des chariots, soit à dos de bête avec des passeports, ce qui l'a contraint de se retirer plus du côté de l'Espagne, espérant que les Allemands ou autres pays du Nord seraient effrayés par la longueur du chemin et n'interrompraient pas la débite de ses marchandises de cristal ; mais comme les marchandises de cristal vendues à un vil prix par les étrangers ne peuvent pas lui promettre une assurance de subsister de son travail, il a résolu de joindre au cristal la verrerie commune… »39.
De même, lorsque le questionnaire de 1718 demande aux subdélégués de proposer des solutions, nombre d'entre eux soulignent qu'il faut maintenir les exemptions et privilèges. Le subdélégué de Périgueux déclare ainsi qu'il faut « défendre à tous autres qu'aux gentilshommes verriers de travailler aux ouvrages […et] les maintenir dans leurs privilèges »
. Celui de Sainte-Foy s'en prend bien sûr aux verres étrangers.
L'exemple de Mitchell confirme ces données. Considérée a posteriori, sa réussite est flagrante40, mais l'ascension fut moins linéaire qu'il n'y paraît, si l'on en croit son fils41. Si Mitchell obtient l'autorisation de s'établir en 1723, il n'est reconnu manufacture royale qu'en 173842. Or, durant ces quinze années, Mitchell père a dû faire face à de grosses difficultés : il aurait perdu un capital immense et aurait été à même d'abandonner. Mais les lettres patentes de 1738, obtenues grâce à la protection de l'Intendant, lui accordent un privilège exclusif à dix lieues à la ronde, un titre de manufacture royale, et probablement les capitaux nécessaires à l'acquisition du terrain définitif, pour 15 000 livres et pour construire la verrerie, dont la valeur est estimée à 60 000 livres43. Mitchell a donc en main les clefs de la réussite, mais une telle aide est conditionnelle.
III. Une innovation conditionnée
A. Les contraintes imposées
Le label royal impose ici trois types de contraintes : un interdit, une norme de fabrication et un prix.
La première exigence est l'utilisation de charbon, élément qui vient presque toujours en tête des textes et qui en l'espèce constitue la véritable innovation, puisque les verreries de la région fonctionnaient alors au bois. Cet impératif est constant et se retrouve dans les argumentaires de tous ceux qui, en Bordelais, demandent à pouvoir ouvrir une verrerie. On la trouve chez Mitchell (« se soumettant le suppliant de ne consommer aucun bois et n'employer seulement du charbon pour cette fabrique »
), chez Fomberg, etc. De même, le 25 juillet 1751, Trudaine transmet la requête d'un négociant de Bordeaux, Sansané, qui « demande la permission d'établir une verrerie à un quart de lieue de Bordeaux pour y fabriquer des bouteilles en ne brûlant dans la manufacture que du charbon de terre »
44. La chose n'est pas sans poser de problème, car le sol français ne produit guère de charbon, notamment de bonne qualité. Ainsi, Bouffard se propose d'utiliser du charbon du Quercy, mais surtout du charbon d'Angleterre, avec le paiement de droit que cela suppose, et le surcoût du transport45. Cette innovation qu'est le recours au charbon présenterait aussi un autre avantage : celui de la moindre dangerosité. L'argument n'est pas avancé au moment de l'établissement de la verrerie, mais il est développé par Mitchell fils, lorsqu'il répond à des attaques des marchands des Chartrons :
« Il y a deux espèces de verrerie, l'une en bois et l'autre en charbon. Les premières sont à la vérité sujettes à prendre feu par la raison que lorsque le bois qui sert à sa chauffe n'est pas sec, on le met sécher sur la roue au-dessus des fourneaux, et il arrive que la flamme qui jette des étincelles les porte sur le bois à sécher si on n'y porte une continuelle vigilance, mais dans les verreries en charbon, rien de pareil. Le feu de charbon ne jette d'abord aucune étincelle, avantage qu'il a au-dessus du bois. La flamme qui sort des ouvreaux ne s'élève point au-dessus du niveau du fourneau qui n'est élevé que d'environ six pieds au-dessus du sol et ne menace jamais la charpente ou couverture »46.
La deuxième condition est une norme de fabrication et on se situe alors dans le contexte de la profusion réglementaire des années 1730-174047. Cette normalisation touche d'abord la qualité du produit ; aussi le poids de la bouteille doit-il être de 32 livres. Les lettres patentes sont complétées par les règlements ultérieurs, qui fixent les contenances des dites bouteilles, et le but est l'alignement sur la mesure de Paris, ainsi que le rappelle l'inspecteur des manufactures qui visite la verrerie en 174948. Enfin, l'État fixe un prix maximum pour le produit : le sieur Mitchell devra fournir ses bouteilles à moins de 32 livres le cent. Ce type de pratique, encore une fois, n'a rien d'original, puisqu'on le retrouve par exemple pour ce qui est du verre à vitre, dont le tarif maximum est établi à 25 livres le panier49.
B. Des contraintes respectées ?
Si le pouvoir central tâche d'encadrer au maximum la production, il n'est cependant pas garanti d'être obéi. Ici intervient l'inspecteur des manufactures, à la fois conseil éclairé et surveillant chargé de la répression de la fraude ou malfaçon, un double positionnement qui se ressent nettement lors de la visite des verreries50. L'un des premiers arguments développés est que lorsque l'on a affaire à une innovation, le processus n'est pas totalement maîtrisé de bout en bout. La veuve Mitchell explique par exemple à l'inspecteur qu'on ne fait que trois cuves de fonte de matière chaque année, chacune pouvant fournir au maximum 100 000 bouteilles, mais le plus souvent 80 voire 60 000, « et s'il arrive accident, elle n'est que de vingt à trente mille »
51. Par accident, on entend ici l'erreur humaine et la faute professionnelle : « si le fondeur par manque de vigilance, laisse échapper la matière, elle se réduit à 30 et 20 mille, comme il vient d'arriver, ce qui cause un grand préjudice parce qu'il faut rétablir le four, de sorte que le travail cesse »
52. La dame ne dispose en effet que d'un four, essentiellement par manque de place, ce qui impose d'arrêter le travail chaque fois qu'il faut y faire quelques travaux.
Il peut donc être difficile de se conformer aux normes établies par l'État, et cela pour des raisons techniques. Une déclaration de 1735 vise ainsi à imposer un poids et une contenance uniforme. Bien entendu, s'ensuivent des inspections, aussi bien à Bordeaux qu'à Bourg. Le 28 août 1735, l'inspection de la verrerie Mitchell est convenable : les matières qu'on y emploie sont bonnes, le minimum de 25 onces de poids est respecté. Mais à Bourg, « la plus grande partie des bouteilles qui se sont trouvées dans cette verrerie ne sont pas du poids de 25 onces et […] la jauge n'en est pas certaine »
53. Le besoin de bouteilles est cependant tel que les verriers ne sont condamnés qu'à la modique amende de 20 livres. Quelques années plus tard, la veuve Mitchell elle-même souligne les difficultés. Répondant à l'inspecteur des manufactures en tournée en 1749, qui demande si les bouteilles sont conformes aux contraintes de poids et mesures imposées par l'ordonnance, elle indique qu'il est techniquement difficile de répondre à ces exigences car « il était comme impossible [d'être] dans la juste proportion de chaque sorte, jauge et poids du règlement, parce qu'en employant la matière, on ne la pèse pas »
54.
Surtout, à Bordeaux comme à Bourg, on ne saurait se plier à l'uniformisation exigée en matière de contenance. L'État avait cherché à imposer partout la mesure de Paris, comme étalon de fabrication des bouteilles, mais les établissements de Guyenne refusent de s'y conformer. Déjà en 1741, une entorse au règlement est commune aux deux établissements de Bordeaux et Bourg : la fabrication de bouteilles pour le Frontignan, très spécifiques et vendues seulement aux marchands qui en demandent et sont parfaitement d'accord pour le poids de 20-21 onces. En plus de la contrainte technique, s'imposent en effet les impératifs du marché, car avant d'obéir à l'ordonnance, on répond à la demande. L'inspecteur, en 1749, trouve ainsi chez Mitchell toutes sortes de bouteilles « de diverses figures et proportions. Il y en a à long col, modèle de champagne, il y en a à cul plat et enfoncé, modèle d'Angleterre, à très petit col et d'une grosseur presque égale de haut en bas façon de bouteilles de liqueurs étrangères »
55, aucune n'étant de même poids ni de même mesure. À quoi la dame répond « qu'on ne devait point trouver mauvais qu'il s'en fit ici de différentes jauges et poids, qu'il y en vient de tous pays, et qu'on en fait de commande relativement au commerce de Bordeaux, qu'on le gênerait beaucoup à cet égard si on n'y faisait les bouteilles que de pinte mesure de Paris… »
56.
C. Le privilège et ses effets : entre régulation et blocage économique.
L'obtention du privilège avait donc ses contreparties mais il induisait aussi, à plus ou moins long terme, un certain nombre de conséquences, ce que Colbert lui-même avait déjà compris57. L'un de ses effets principaux était d'accorder l'exclusivité de fabrication dans un périmètre défini, et pour une durée limitée certes, mais longue et reconductible. Dans un premier temps, les effets du privilège étaient positifs, car il protégeait de la concurrence le nouvel établissement ; sur le long terme, il permettait aussi à l'État de jouer un rôle de régulation de l'activité économique : le privilège évitait la multiplication soudaine d'établissements cherchant à profiter d'un marché en plein essor, et qui se ruineraient les uns les autres pour produire au plus bas coût (sans même évoquer les problèmes de pénuries de main-d'œuvre et l'enchérissement des matières premières). L'État visait donc la réussite à long terme de quelques verreries privilégiées, plutôt que la libre concurrence qui aurait pu aboutir à une faillite collective.
Mais le problème est celui de la rigidité du privilège qui rend difficile la prise en compte de l'évolution du marché. On l'a constaté, le besoin en bouteilles ne cesse de s'accroître à Bordeaux, mais le privilège est toujours là, bien des années après avoir été accordé. Or, comme le souligne Sansané, « les temps ont bien changé depuis cette concession, une seule verrerie était alors plus que suffisante pour fournir, parce que les bouteilles n'étaient d'aucun usage dans le commerce des Îles, mais aujourd'hui que ce commerce se trouve en état d'occuper plusieurs verreries et que par-là, les droits de la ferme augmenteraient en se multipliant… »
58. On trouve évidemment ce type d'arguments chez les aspirants verriers, mais aussi sous la plume des négociants, qui expliquent que les trois verreries établies ne suffisent pas, qu'il « est de notre connaissance que pendant près de quatre mois de chaque année, la ville s'en est trouvée totalement dépourvue »
59.
Le privilège constituait donc en cela un frein à l'arrivée de nouveaux établissements, susceptibles de dynamiser l'innovation et de contribuer à l'amélioration des techniques autant qu'à la baisse des prix. Les verriers établis défendaient âprement leur privilège. La requête de Sansané, qui cherche à fonder en 1751 une nouvelle verrerie, près de Bordeaux, rencontre l'opposition conjuguée du sieur Vandebrande, qui tient la verrerie de Libourne, et de la veuve Mitchell. Tous deux montent un dossier important, s'appuyant notamment sur les rapports de l'inspecteur général des manufactures, des subdélégués ou de l'intendant, visant à ce que Sansané soit débouté60 et présentent leurs propres lettres patentes. Une seule exception viendrait rompre l'équilibre de tout le système, car ceux qui se sont pliés aux exigences antérieures, s'estimeraient lésés. Mais cette défense du privilège est aussi le fait des nouveaux arrivants. Qu'on ne s'y trompe pas : les nouveaux venus ne demandent pas la fin du système du privilège, ils souhaitent seulement faire partie de ceux qui en profitent ; le principe même n'est pas condamné, bien au contraire. Fomberg, lorsqu'il veut s'installer, s'engage à respecter les interdictions mais demande pour lui-même un périmètre d'exclusion et un privilège de trente ans61.
Mais face à l'immuabilité du document, apparaissent un ensemble de stratégies visant à le détourner ou le contourner. Selon une lettre adressée au contrôleur général le 25 décembre 1741, Fomberg aurait obtenu en 1725 un privilège exclusif d'une durée de trente ans, pour une verrerie à Bordeaux, de cristal, verre et bouteilles, qu'il aurait ensuite essayé de revendre au sieur Mitchell « pour une somme médiocre »
, mais celui-ci aurait refusé. D'autres s'appuient sur les silences du règlement. Le titre obtenu par Mitchell en 1738 stipule qu'il est fait « défense d'en établir de semblable à dix lieues à la ronde »
62, ce qui de fait ne concerne pas les établissements déjà en place ; il y a dès lors ici une faille que certains tentèrent par la suite d'exploiter, en « ressuscitant » des verreries qui ne produisaient plus depuis des années.
Mitchell est donc un cas très intéressant, en cela qu'il est à la fois typique et atypique, car il emprunte à différents modèles sans jamais y coller tout à fait. Il ne correspond pas à la figure de l'inventeur ; certes, il arrive avec un « secret », mais il s'agit là moins d'une invention que d'un transfert de compétences. Le modèle de l'artisan étranger qui importe son savoir-faire ne convient pas tout à fait non plus. Il est irlandais, mais s'installe à Bordeaux comme charpentier et attend dix ans avant de se lancer dans l'aventure, ce qui rend hautement probable l'hypothèse d'un Mitchell entrepreneur qui aurait engagé du personnel compétent et formé en Angleterre ou ailleurs. Par sa pluriactivité, il correspond partiellement à ces figures d'hommes d'affaires qui voient dans la verrerie un moyen de valoriser d'autres ressources, à ceci près qu'on voit mal quelle rente de situation Mitchell peut ici exploiter.
Le cas Mitchell illustre aussi un des actuels renouvellements historiographiques, à savoir qu'il faut se départir de la figure de l'inventeur isolé. Sa réussite est avant tout le résultat d'une convergence, entre la demande d'un marché en expansion et la volonté étatique de relancer les verreries, et tout ne peut être expliqué par la qualité intrinsèque du produit livré. Il n'y aurait pas de Mitchell sans le vin de Bordeaux, et surtout sans le « nouveau » vin de Bordeaux, ces « New French clarets ». De fait, l'homme se retrouve au carrefour de plusieurs innovations et nouveautés : nouveauté du contenu – ce vin vieux mis au point après de nombreux tâtonnements – nouveauté du contenant – la bouteille, bien sûr, mais on ne saurait la séparer de cette autre innovation qu'est le bouchon de liège et son corrélat, le tire-bouchon – nouveauté, enfin, des marchés, avec l'explosion de la demande antillaise.
Caroline Le Mao
Site du Centre d'études des mondes moderne et contemporain :
http://cemmc.u-bordeaux3.fr/