Les fours des Bonhomme à Liège, Maastricht et Bruxelles d'après des documents inédits relatifs aux années 1652 à 1673
Janette Lefrancq
Conservateur des collections Verreries et Instruments de précision
Musées royaux d'Art et d'Histoire, Bruxelles (Belgique).
Au cours du XVIIe siècle, grâce à sa remarquable organisation, à ses connaissances techniques, et au savoir-faire de ses ouvriers, la famille liégeoise des Bonhomme (ou Bounam) parvient à dominer l'industrie et le commerce du verre en principauté de Liège, dans les Pays-Bas méridionaux et les régions voisines. Brillamment mise en lumière à la fin du XIXe siècle par Désiré van de Casteele et Henri Schuermans1, l'épopée industrielle de cette fratrie connaît aujourd'hui de notables précisions, suite à la lecture de trois livres manuscrits laissés par Jean et Léopold Bonhomme. Ceux-ci ouvrent des perspectives bien plus nettes dans notre perception des techniques mises en œuvre par les Bonhomme, leur production et leur gestion des fournaises. Il apparaît aujourd'hui que les Bonhomme se situaient à la pointe du progrès et annonçaient, avec plusieurs décennies d'avance, le renouveau industriel du XVIIIe siècle.
The glass furnaces of Bonhomme, in Liège, Maastricht and Brussels.
During the 17th century, taking advantage of a remarkable organisation, of technical know-how and of the craft of their workers, the Bonhomme (sometimes called Bounam) familly of Liège was able to control manufacture and trade of glass in the bishopric of Liège (in the southern low-countries) and the neihgouring regions. Revealed at the end of the 19th century by Désiré van de Casteele and Henri Schuermans, the industrial tale of this brotherhood is now enriched by three manuscript books from the hand of Jean and Léopold Bonhomme.
They reveal new aspects in our perception of the techniques used by the Bonhomme, their productions, their furnaces. It is now clear that the Bonhomme were enlightened leaders and were already announcing, several decades before its arrival, the industrial revival of the 18th century.
Rappel des données connues par les publications antérieures
Fig. 1. Carte des Pays-Bas méridionaux, des Provinces-Unies et de la principauté de Liège, montrant les territoires annexés par la France entre 1648 et 1714. © MRAH Isabelle Haudiomont.
Le fondateur, Jean Bonhomme (1587-1667), s'associe à Guy Libon en 1627 pour le dépôt d'une requête en vue de l'érection d'un four au charbon à Liège ; un four qui, s'il a réellement été construit, n'a probablement que peu fonctionné. Le document est cependant d'importance puisqu'il s'agit de la première mention, en Belgique, d'utilisation de la houille pour la fonte du verre. Jean Bonhomme acquiert ensuite, avec Jean de Glen, la verrerie du Mouton d'Or qu'il cède, en 1637, à ses deux fils aînés, Henri (1608-1679) et Léonard (1612-1668), bientôt tous deux gendres de Jean de Glen. Ceux-ci se lancent aussitôt dans un programme de rachat des fournaises de Châtelet, Huy, Namur, Maastricht, Jumet, Bois-le-Duc, Verdun, Bruxelles et Anvers. Leur but est de juguler la concurrence des autres entrepreneurs tout en s'appropriant leurs privilèges de manière à s'imposer dans un plus vaste territoire et à y écouler la production liégeoise. L'année 1648 voit l'entrée dans l'association du troisième frère, Jean (1619-1662), et le début de dissensions entre les deux aînés ; des querelles qui ne feront que s'accentuer jusqu'à la dissolution de la société, en 1667, et l'adoption par les descendants de deux formes différentes de leur patronyme2. L'ambition essentielle des Bonhomme, l'emprise sur le marché des Pays-Bas espagnols par le rachat de la verrerie de Bruxelles, était cependant atteinte depuis 16583 (fig. 1). Suite au décès de Jean, le partage des propriétés laisse à chaque frère une fournaise de gros verre et une fournaise à la vénitienne situées à Liège. Henri hérite en sus des filiales de Maastricht et Bois-le-Duc, tandis que Léonard reçoit celle de Bruxelles. Une verrerie liégeoise en indivision sera séparée en deux par un mur. L'engagement, les congés et les déplacements des verriers demeureront néanmoins une affaire commune.
Sources inédites
Fig. 2. Page titre du Mémorial de Jean Bonhomme, 1653-1662. Maastricht, Rijksarchief Limburg, Fonds de Bounam de Ryckholt, Inv. 215. © RAL.
Reposant essentiellement sur les documents conservés aux Archives de l'État à Liège (contrats de travail des verriers, inventaires, testaments) et aux Archives Générales du Royaume à Bruxelles (papiers de l'État et de l'Audience), la somme des connaissances réunies depuis la fin du XIXe siècle se voit aujourd'hui considérablement enrichie par l'apport de trois sources nouvelles, dont deux totalement inédites. Les informations développées dans le présent article trouvent leur origine dans trois imposants livres manuscrits : le « Mémorial », ou journal, tenu par Jean Bonhomme de 1653 à 16624 (fig. 2), le « Manuel » de Jean Bonhomme, également transcrit vers 1653-16555 et le « Livre de comptes de la verrerie de Bruxelles », tenu par Léopold Bonhomme de 1667 à 16736.
Le Mémorial
Fig. 3. « Figure du petit four que j'aie fait à Prag l'an 1652 », Frontispice du Mémorial de Jean Bonhomme, 1653-1662. Maastricht, Rijksarchief Limburg, Fonds de Bounam de Ryckholt, Inv. 215. © RAL.
Intitulé « Figure du petit four que j'aie fait à Prag l'an 1652 » et surmonté du chronogramme (fautif) « Lapides Ferdinando Fecit Rasibon/Prag »7 (fig. 3), le dessin collé en frontispice du Mémorial de Jean Bonhomme porte le lecteur vers le Journal du voyage d'Allemagne en 1652-16538. Quel désenchantement, toutefois, de n'y trouver que ces deux phrases lapidaires : lors du séjour à Prague en 1652 « Au commencement de 7bre je fis le four au 5 je mis le feu et au 17 je le mis dehors »9 et à Ratisbonne en 1653 « Le 28 [mars] ai mis le feu dans le petit four et le 7 de May je le mis dehors »10. Phrases suivies de mentions de la présence d'un « tiseur » et d'un « conseur », attestant que le four a vraiment fonctionné11.
Surprenant par sa forme de tour carrée à quatre niveaux, ce modèle de construction ne trouve de parallèle que dans l'Ars vitraria experimentalis de Kunckel, paru en 1679 : plus précisément, dans la représentation d'un « fourneau dont on peut se servir pour faire des essais en petit et pour contrefaire les pierres précieuses » (fig. 4)12.
Fig. 4. « Fourneau pour faire des essais en petit ou pour contrefaire des pierres précieuses », d'après Johan Kunckel, dans Néri, Merret, Kunckel, 1752, pl. 10-11.
Envoyé en Allemagne dans la foulée des déplacements de l'empereur Ferdinand III, Jean Bonhomme avait pour mission de lui remettre une requête en vue de l'anoblissement de sa famille13, une faveur qui, à la suite de diverses péripéties, n'interviendra qu'en 1691. Le texte de cette requête insistant sur la capacité des Bonhomme à fabriquer des pierres artificielles14, on peut imaginer que le petit four a servi à faire des démonstrations de cet art, en présence de l'empereur, et devançant en cela de plus de vingt-cinq ans la publication de Kunckel.
Le Manuel de Jean Bonhomme
Fig. 5. Page titre du Manuel de Jean Bonhomme, vers 1653-1655. Belgique, collection privée. © Willy Van den Bossche.
Fig. 6. Vue d'un four d'Amsterdam vers 1612, d'après Christophe Merret, dans Néri, Merret, Kunckel, 1752, pl. 4.
La première partie de ce manuscrit (fig. 5) se révèle très vraisemblablement être la plus ancienne traduction en français de l'Arte Vetraria de Neri (1612) ; une transcription qui, en fonction de sa qualité graphique, peut être approximativement datée des années 1653-165515, donc avant la version anglaise de Merret (1662) et un siècle avant la publication française du baron d'Holbach16. Viennent ensuite des recettes propres aux Bonhomme, la description de la construction d'un four à l'Allemande au charbon et d'un four à la Vénitienne, bâtis à Liège en 1652, la fabrication des pots, et les principes de gestion et d'organisation des verreries avec leur système particulier de recrutement et de rémunération des ouvriers.
Le four à la Vénitienne
Le Manuel de Jean Bonhomme se présente comme une préfiguration de l'Encyclopédie tant ses textes sont fouillés ; mais ceux-ci se révèlent peu compréhensibles sans le support d'illustrations. L'auteur y expose en détail la construction d'un four à cristal et cristallin17 qui devait avoir un aspect assez semblable au four d'Amsterdam présenté par Merret18 (fig. 6). Il décrit également la halle, les bacs, les tines, le « calmar »19 et son échelle. Il s'étend très minutieusement sur le cabinet situé au bout de l'arche et sur la tâche de la personne qui y recueille les verres finis, les contrôle, les comptabilise et range sur des étagères la production de chaque maître20. Bonhomme détaille chaque phase de construction : la cave, la fabrication des briques avec les dimensions de chaque espèce, la façon de les cuire, le montage du mur, des tonnelles, de la couronne ; mais aussi la préparation de la terre, la fabrication des pots, leur enfournement, leur destruction, etc.
Les matières premières
Jean Bonhomme décrit avec la même précision le four à cuire les pots, le four à fritte ou « calcar ». Toutes ces données seront publiées un siècle plus tard dans l'Encyclopédie. Il cite tous les matériaux utilisés, leur origine, leurs moyens de transport et leur prix : pierres de Faulconpierre et de Saint-Nicolas-en-Glain, terre glaise grise d'Andenne, carreaux de Dinant, sable d'Engis ou d'Ougrée, bois de chêne pelé ne dépassant pas vingt ans d'âge, soude d'Alicante ou de Syrie, potasse de Dantzig, etc.21. Il explique également le mode de préparation de la composition, la cuisson de la fritte, de la « massacotte »22.
Le four à l'Allemande
La méthode de construction du four à l'Allemande est assez confuse23. Il s'agirait d'un four rond pourvu de plusieurs arches, alors que les fours à verre vert préconisés par Merret et par l'Encyclopédie sont de forme carrée. Bonhomme y explique que, prévu pour être chauffé au charbon, celui-ci peut, moyennant quelques modifications, être converti au bois. Il n'est d'ailleurs pas certain que les Bonhomme soient parvenus à utiliser la houille, en dépit de leur demande précoce. On retiendra que les pots décrits par Bonhomme pour le four à l'Allemande sont de grands pots ovales, une particularité que l'on observe aussi dans l'Encyclopédie, et qu'il qualifie lui-même de « grands pots à la nouvelle mode ».
La gestion du personnel
Un des chapitres les plus révélateurs est celui qui analyse le mode de fonctionnement du personnel24 : recrutement dans le secret, sur réputation et par relation, contrat notarié, système de rémunérations, relations professionnelles. Le choix des Bonhomme se porte préférentiellement sur les verriers altaristes (ou altarais) mais quelques Vénitiens sont nécessaires pour la fabrication des plus beaux verres destinés « aux pays du roi d'Espagne ». Ceux-ci doivent impérativement avoir préalablement séjourné en France ou en Angleterre afin d'être plus réceptifs aux différentes modes.
Les maîtres, qui sont appelés Monsieur, reçoivent un salaire mensuel fixe de 101 rixdalers25 (2 020 patards) pour les Altaristes ou de 96 à 100 rixdalers (1 920 à 2 000 patards) pour les Vénitiens. Mais le garçon de ces derniers et leur logement sont à charge de l'employeur. Pour ces émoluments, les maîtres doivent fournir un demi-muid par demi-journée de travail, soit 10 à 12 demi-muids par semaine. Ce terme de muid (même s'il répond à une mesure de capacité connue qui pourrait correspondre grosso modo à un pot de fusion) est un concept matérialisé dans un certain nombre de verres d'une certaine catégorie, le nombre étant inversement proportionnel à la complexité du façonnage ou aux dimensions de l'objet. Lorsque des verres sont produits en sus, ils sont comptabilisés par catégorie jusqu'à former des demi-muids supplémentaires. Ces suppléments sont payés 20 patards par muid, en fin de semaine. On constate qu'un très bon maître peut produire un nombre considérable de verres supplémentaires, par exemple Tossin, qui produit 110 demi-muids par mois soit plus du double exigé (27 par semaine au lieu de 12). Les maîtres célibataires reçoivent le lit, les draps, nappes, serviettes, chauffage, chandelles, la servante pour la cuisine et la lessive dans la maison. Les maîtres mariés ont un logement en ville.
Un exemple matériel de comptabilité est donné dans le rapport annuel de 1652, de la verrerie de Maastricht26. La fournaise compte quatre maîtres verriers pour un four à six pots. En un mois, elle a consommé 25 cordes de bois27 soit environ 140 m3, et a produit 18 805 verres. Le meilleur maître, Tossin, en a produit 6 755 soit une moyenne de 281 par jour.
La verrerie de Bruxelles
Fig. 7. Placard annonçant la cession de la verrerie de Bruxelles aux Bonhomme, 1658. Maastricht, Rijsksarchief Limburg, Fonds de Bounam de Rijckholt, Inv. 321. © RAL.
Fig. 8. Page titre du « Registre touchant le vendage de la vererie de Bruxelles », tenu par Léopold Bonhomme de 1667 à 1673. Archives de la Ville de Bruxelles, Inv. 2281. © AVB.
Fig. 9. Page du « Registre touchant le vendage de la vererie de Bruxelles », tenu par Léopold Bonhomme de 1667 à 1673. Archives de la Ville de Bruxelles, Inv. 2281. © AVB.
Au terme de dix ans d'intrigues, les Bonhomme parviennent en 1658 à acheter la verrerie de Bruxelles, obtenant subséquemment l'exclusivité de la production du verre fin dans les Pays-Bas méridionaux, ainsi que l'autorisation d'y importer des verres produits à Liège (fig. 7). Les historiens du XIXe siècle se sont dès lors interrogés sur la réalité de la production bruxelloise, se demandant si cette verrerie n'était pas simplement une couverture à l'importation des verres liégeois. Le livre de comptes tenu par Léopold Bonhomme28 de 1667 à 1673 nous apporte des preuves irréfutables du fonctionnement de la fournaise bruxelloise ; une activité qui se révèle néanmoins intermittente puisqu'elle est arrêtée trois mois après l'arrivée de Léopold et ne reprend qu'en 1668, pour s'éteindre de nouveau dix mois plus tard.
Le livre de comptes de la verrerie de Bruxelles
La première partie du volume29, intitulée « Registre touchant le vendage de la vererie de Bruxelles en nostre particulier, començant le 24 avril 1667 » (fig. 8 et 9) recense au jour le jour toutes les ventes de verres, leur nombre et leur prix, décliné en florins, patards et liards30, ainsi que l'identité de la plupart des acheteurs. La deuxième partie, « Exposita en nostre particulier », relate toutes les dépenses de la verrerie : salaires des ouvriers, achat de bois, réparation du matériel, paiements à des tiers, etc. Ce document permet dès lors d'établir des statistiques très précises pour une campagne de feu complète, du 17 juillet 1668 au 31 mai 1669. La troisième partie, « Exposita de bouche », est exclusivement consacrée aux dépenses alimentaires.
La verrerie de Bruxelles, pour sa campagne de 1668-1669, emploie quatre maîtres : deux Vénitiens et deux Altaristes, alors qu'en 1667 deux Vénitiens et un Altariste y travaillaient31. En dix mois, elle a consommé 1 205 mesures de bois (260 de hêtre, 541 de chêne, 283 indéterminé) soit environ 575 m3 (s'il s'agit de cordes de Bruxelles). Pour les trois mois de 1667, elle avait consommé 699 mesures, soit environ 330 m3.
La reconstruction et les réparations du four ont demandé six cents briques, deux charretées de coupures de pierre, dix charretées d'argile, quatre charretées de sable, deux sacs de terre et vingt-six « bonhommes »32. En 1667, neuf sacs de terre de pots moulue s'étaient ajoutés à de la terre d'arcade.
Les seules mentions de matières premières - sept sacs de fritte et trois sacs de cendres pour 1668, ainsi que deux livres de limure d'épingle pour 1667 - laissent entendre que l'entreprise disposait de stocks assez importants de sable et de fondant pour mener à bien deux campagnes de feu.
Pendant les dix mois d'activité de 1668-1669, alors qu'elle occupe une quinzaine de personnes, la manufacture rentre vingt-neuf tonneaux de bière. Durant les trois mois de 1667, elle en avait payé douze. Réduite de la moitié de ses effectifs, les six derniers mois de 1669, sa consommation tombe à dix tonneaux ; pour l'année 1670, dix tonneaux, et pour 1671 sept tonneaux et demi seulement.
La production
Fig. 10. Échantillonnage des verres à la façon de Venise les plus raffinés produits par les Bonhomme : « coupes et flûte à serpents », « coupe à trois piliers », « coupe à fleur », « coupes à trois et quatre boutons ». Bruxelles, Musées Royaux d'Art et d'Histoire, Inv. 252, 253, 242, 251, 170, 220, 1481 © MRAH Raymond Mommaerts.
Fig. 13. Bouteille globulaire, 2e moitié du XVIIe siècle. Bruxelles, Service des Fouilles de la Région Bruxelles-Capitale. © IRPA-KIK Jean-Luc Elias.
Fig. 14. Bouteille à eau de Spa. Bruxelles, Musées Royaux d'Art et d'Histoire, Inv. 3337a. © MRAH Raymond Mommaerts.
Reconnus au travers des écrits des Bonhomme, les prestigieux modèles de verres à la façon de Venise tels que « coupes à serpents », « coupes à fleur » ou « à trois et quatre boutons » (fig. 10 et 11) sont assez bien répertoriés depuis la fin du XIXe siècle parce que abondamment représentés dans les collections des grands musées, particulièrement à Bruxelles et à Liège33. On les a longtemps crus représentatifs de la production des Bonhomme, mais on se rend compte aujourd'hui qu'ils ne composent en réalité qu'une infime fraction de cette production. Dans son Manuel, Jean Bonhomme prétend produire, dans le four à l'Allemande, dix à onze mille « roemers » par semaine (fig. 12), à destination de la Hollande et de la Zélande, du Pays de Liège, de la Flandre et du Brabant, ou leur équivalent en bouteilles et « bouteillettes » (fig. 13 et 14), le tout en verre vert. Par ailleurs, les contrats de travail et les principes de gestion énoncés dans le Manuel font état d'une infinie variété de gobelets dont la valeur peut être estimée au nombre exigé par journée d'ouvrier et au prix de vente pratiqué (fig. 15, 16 et 17). Ces modèles de moyenne gamme sont plutôt connus par les vestiges trouvés en fouilles et pourraient être assimilés à la « façon d'Altare ». Mais c'est le registre des ventes de Bruxelles qui nous fournit l'image la plus complète du répertoire des types en vogue au tournant des années 1667-1673 dans les Pays-Bas : tous les verres fins réunis n'y occupent guère plus de 12 % et les roemers 5 %, alors que les modèles ordinaires en composent plus de 80 %34 (fig. 18). Cet éventail diffère totalement de celui des produits vendus à la cour du prince-évêque de Liège entre 1655 et 1658, où les bouteilles dominent à environ 50 %35 (fig. 18). Soulignons ici que le registre des ventes de Bruxelles est presque l'exact contemporain des lettres de commande du marchand londonien John Greene au verrier vénitien Aloïsio Morelli (entre 1667 et 1672)36 et qu'il permet d'établir d'intéressants parallèles entre les goûts anglais et belge.
Fig. 15. « Passglas ». Bruxelles, Musées Royaux d'Art et d'Histoire, Inv. 646. © MRAH Raymond Mommaerts.
Fig. 18. Verreries de Liège et de Bruxelles, statistique des ventes par type. © MRAH Janette Lefrancq.
La clientèle
Traduits en graphiques (fig. 19), les chiffres de vente enregistrent une chute spectaculaire, passant d'abord de 164 257 à 130 332 unités en 1669 pour tomber à 15 054 en 1670. Ils atteignent le niveau le plus bas de 6 452 pièces en 1671, avant d'amorcer une légère remontée en 1672 et 1673. Cette courbe reflète la situation politique, économique et sociale du pays à cette époque. 1669 est l'une des années les plus sombres de l'histoire des Pays-Bas espagnols dans les relations conflictuelles qu'ils entretiennent avec Louis XIV et qui amputeront finalement considérablement leur territoire (voir fig. 1). Marquée d'abord par les sièges de nombreuses villes et places fortes de Flandre et du Hainaut, la population connaîtra ensuite une épidémie de peste qui la réduira de près de la moitié de ses effectifs37.
Le graphique mensuel (fig. 20) des ventes est explicite à un autre point de vue puisqu'il indique des pics saisonniers correspondant aux commandes du client le plus important de la verrerie : Philippe de Lattre. Marchand à Courtrai, il se fait livrer plusieurs fois par an, par vingt à trente mille, les verres acheminés en caisses par bateau, pour les redistribuer vers la Flandre et l'Artois. Établi à l'enseigne de « La Halbardière », un autre client de poids diffuse les modèles les plus luxueux à Gand et dans la région. Ces deux distributeurs devancent de loin les autres marchands de Bruxelles et de province ainsi que les clients directs de l'entreprise.
Conclusions
La lecture de ces trois documents inédits confirme totalement l'image dressée dès la fin du XIXe siècle d'une famille Bonhomme entreprenante et innovante dans l'industrie du verre creux, lui attribuant même aujourd'hui un rôle de véritable précurseur dans le domaine technologique. Elle permet en outre de percevoir, dans sa globalité et avec une acuité accrue, une production jusqu'ici réduite à ses modèles les plus rares et les plus précieux.
Quel a été l'impact des Bonhomme sur la verrerie du XVIIe siècle ?
Au vu des documents que nous possédons, ils se profilent comme des « passeurs » plutôt que comme de véritables « découvreurs » de techniques nouvelles. Entrepreneurs industriels et commerciaux, ils s'appuient entièrement sur l'expérience des verriers italiens dans le domaine du verre de luxe, et sur des verriers allemands pour la production ordinaire. Ce caractère de « passeurs » s'affirme particulièrement dans leur volonté de transmettre par écrit les leçons du passé, notamment au travers de la traduction de l'Arte Vetraria de Neri. Ce besoin « didactique » d'écrire trouve son couronnement dans le Manuel de Jean Bonhomme, qui développe, outre les leçons de Neri, toute une série d'autres recettes présentées comme propres à eux et, surtout, la méthode de construction des fours et leur fonctionnement.
Le petit four exhibé devant l'empereur est-il réellement de leur invention ?
On peut le croire puisque aucun autre document antérieur de cette espèce n'est connu de nous ; mais rien non plus ne l'atteste. Il est cependant remarquable que ce four ait contribué à leur accorder un titre de noblesse, un quart de siècle avant la publication d'un équipement similaire par Kunckel.
C'est avant tout dans le domaine de l'organisation commerciale et sociale de leur entreprise que les Bonhomme se révèlent de formidables novateurs.
Janette LEFRANCQ
- 1. ↑ Les articles publiés par ces deux auteurs durant le dernier quart du XIXe siècle totalisent plus de mille pages qui ont été synthétisées par Florent Pholien, Raymond Chambon et Luc Engen, tandis que certaines données en ont été approfondies par Jean Yernaux et Henri Fettweis (voir bibliographie).
- 2. ↑ Les descendants de Léonard choisissent la forme française « Bonhomme », et « de Bonhome » suite à l'anoblissement, tandis que les descendants d'Henri optent pour la forme wallonne « Bounam », devenant ensuite « de Bounam de Ryckholt ».
- 3. ↑ La principauté de Liège dépendant de l'empire d'Allemagne, les Bonhomme sont des étrangers dans les Pays-Bas espagnols.
- 4. ↑ Maastricht, Rijksarchief Limburg, Fonds de Bounam de Ryckholt, Inv. 215, environ 800 p.
- 5. ↑ Belgique, collection privée, environ 460 p. Mes remerciements vont à M. Willy Van den Bossche qui m'a fait découvrir ce manuscrit et m'en a facilité l'accès.
- 6. ↑ Archives de la Ville de Bruxelles, Inv. 2281, environ 400 p. ; superficiellement exploité par Fettweis, 1989, p. 159-162.
- 7. ↑ La lecture du chronogramme donne 1553 au lieu de 1652.
- 8. ↑ Mémorial, f° 186-206.
- 9. ↑ Mémorial, f° 190.
- 10. ↑ Mémorial, f° 191.
- 11. ↑ Mémorial, f° 204 ; le « tiseur » est l'ouvrier chargé de l'entretien du foyer et le « conseur » est un technicien de haut niveau, responsable des compositions et de la qualité des produits dans les verreries Bonhomme.
- 12. ↑ Neri, Merret, Kunckel, 1752, p. 618-619 ; pl. 10-11.
- 13. ↑ Mémorial, f° 199.
- 14. ↑ J'adresse mes remerciements à M. Philippe de Bounam de Ryckholt qui m'a transmis une version dactylographiée de ce texte en latin, ainsi qu'à M. Paul Fontaine qui a bien voulu le traduire.
- 15. ↑ Par comparaison avec le Mémorial dont la graphie se dégrade fortement dans les dernières années.
- 16. ↑ Art de la verrerie de Neri, Merret et Kunckel, auquel on a ajouté Le Sol Sine Veste D'Orschall ; L'Helioscopium videndi Sine veste Solem Chymicum ; Le Sol non Sine Veste ; Le Chapitre XI du Flora Saturnizans de Henckel, Sur la Vitrification des Végétaux ; Un mémoire sur la manière de faire le Saffre ; Le Secret des Vraies Porcelaines de la Chine et de Saxe, traduits de l'Allemand, par M. D***, Paris, 1752.
- 17. ↑ Manuel, f° 127-140.
- 18. ↑ Neri, Merret, Kunckel, 1752, pl. 4.
- 19. ↑ Grenier situé au-dessus du four, où est stocké le bois à sécher.
- 20. ↑ Manuel, f° 161-167.
- 21. ↑ Manuel, f° 137-140.
- 22. ↑ Une composition purifiée à l'extrême à la suite de plusieurs fusions et pulvérisations, destinée à la fabrication des verres à la façon de Venise les plus raffinés.
- 23. ↑ Manuel, f° 119-124.
- 24. ↑ Manuel, f° 161-167.
- 25. ↑ Rixdaler ou thaler : unité monétaire en usage dans l'empire d'Allemagne.
- 26. ↑ Manuel, f° 167-170.
- 27. ↑ Cordes de Maastricht.
- 28. ↑ Fils aîné de Léonard, Léopold Bonhomme gère la filiale de Bruxelles depuis avril 1667 et, à la mort de Léonard en 1668, l'ensemble des propriétés paternelles, sous la tutelle de sa mère Ode de Glen.
- 29. ↑ Il s'agit d'un registre non paginé.
- 30. ↑ Un florin vaut 20 patards et un patard vaut quatre liards. Le patard peut être considéré comme l'unité monétaire de référence dans les Pays-Bas du XVIIe siècle, comme l'est aujourd'hui l'euro chez nous. C'est pourquoi toutes les données duodécimales ont été converties en patards dans cette étude.
- 31. ↑ Francisco Cingano, maître vénitien, est actif à Bruxelles pendant toute la durée des campagnes de production de 1667 et 1668-1669. Un autre Vénitien, Francisco Santini, présent en 1667, est remplacé en 1668-1669 par Marco Dandalo. Les Altaristes Francisco Massaro, en 1667, ainsi que Marc de Fer et Francisco Riotti, de même que le Vénitien Marco dell Aqua, ne font que de brefs séjours, d'une à quatre semaines, dans la verrerie bruxelloise.
- 32. ↑ Le « bonhomme » est un dispositif de planches utilisé lors de la fermeture du four après un enfournement de pots.
- 33. ↑ Musées Royaux d'Art et d'Histoire (Musée du Cinquantenaire) à Bruxelles et Musée d'Archéologie et des Arts décoratifs (Grand Curtius) à Liège.
- 34. ↑ Statistiques établies sur les deux mois comptant les chiffres de vente les plus élevés : juillet 1668 et février 1669.
- 35. ↑ Mémorial, f° 170-172 et 207.
- 36. ↑ British Library, Fonds Sloane, Ms 857 ; voir entre autres Tait, 1979, p. 24, fig. 5.
- 37. ↑ Hasquin, 2005, p. 126-128.