Christophe Bardin, Maître de conférences, Université Paul Verlaine-Metz (France), Centre de recherche sur les médiations, Crem (EA 3476) (France).
Innovation et stratégie commerciale au temps de l'Art nouveau.
L'exemple de la manufacture Daum.
La décoration intercalaire à grand feu
Dans l'avant-propos de son ouvrage sur la verrerie au XXe siècle, Jules Henrivaux annonce : « Malgré son développement graduel à travers les âges, l'industrie de la verrerie qui ne reposait que sur d'anciens procédés et ne vivait que de recettes mystérieusement transmises et fidèlement observées, semble depuis quelques années entrer dans une voie nouvelle et devoir suivre, comme perfectionnements de fabrication et comme applications, le mouvement que les besoins les plus pressants et constamment renouvelés de la civilisation, impriment à l'industrie moderne »
(Henrivaux, 1903, p. 5). Fort de ce constat, il énumère, à l'issue de l'Exposition universelle de 1900 à Paris, les nombreux points sur lesquels la verrerie a fait, selon lui, des progrès considérables. Il évoque tour à tour la glacerie, la fabrication des bouteilles, l'invention et l'utilisation de la pâte de verre, du verre armé ou encore des nombreux verres optiques. Ces innovations touchent autant le mode de fabrication et les outils proprement dits (four, appareil de soufflage) que la composition des mélanges ou encore l'emploi et la destination des produits. Le verre est maintenant utilisé dans la téléphonie, dans l'éclairage ou encore dans l'architecture.
Cette vision d'une industrie du verre en progrès est en phase avec le sentiment du moment. Elle est largement créditée et amplifiée par les grandes manifestations internationales qui se succèdent depuis 1851. Lieux de présentation et de confrontation, elles servent, entre autres, à exhiber les dernières évolutions techniques et donnent à voir la marche triomphante de la science et des arts. Vitrine des compétences, chaque exposition universelle est l'occasion pour les manufactures de montrer leur savoir-faire par le biais de réalisations spécifiques. Dans le domaine particulier du verre artistique, l'innovation et les recherches se font suivant deux directions principales : les formes, les décors d'une part, et les procédés techniques, d'autre part. La lecture des notices d'expositions d'Émile Gallé est à ce sujet éclairante. Elle parle de jaspures, de marbrages, de transparences, de colorations superficielles, de flux vitreux, de bulles, de perles métalliques, soit la liste des effets obtenus par la combinaison des procédés mis en œuvre.
Dans une industrie où les méthodes de fabrication et de production sont majoritairement assujetties à l'habileté manuelle, les techniques utilisées tiennent une large place dans les critères de jugement. Regarder une œuvre en verre, c'est à la fois prendre en compte sa dimension esthétique et poétique mais aussi la complexité et l'originalité du travail de la matière, donc par ricochet du savoir-faire du verrier. Un compte rendu d'exposition de la manufacture Daum de 1894 explique ainsi : « […] si l'on savait par quelles épreuves et par quelles angoisses l'ouvrier de ces œuvres de grâce et de rêve a dû passer ! Quelle patience il a dû déployer ! À combien d'essais infructueux il s'est heurté ! Quelle expérience et quelle science à chaque instant déconcertée, il doit posséder ! »
2. L'« innovation » technique apparaît alors comme un passage obligé.
Le 23 juin 1899, afin de préparer au mieux l'Exposition universelle, les dirigeants de la maison Daum déposent un brevet pour un « nouveau mode de décoration dit décoration intercalaire à grand feu pour cristaux, verrerie etc. », espérant par-là démontrer leur capacité d'innovation et leur savoir-faire dans le domaine du verre artistique par l'invention d'une technique personnelle. Le procédé est complexe. Il est défini ainsi : « Nous désignons sous ce nom un décor préalablement exécuté à froid sur un bol de verre de forme quelconque, ouvert ou non aux deux bouts de façon à pouvoir être chauffé sans éclater, que nous réchauffons jusqu'au ramollissement pour le recouvrir ensuite intérieurement ou extérieurement ou intérieurement et extérieurement d'une ou plusieurs couches de verre en fusion et lui donner alors la forme définitive du vase et de l'objet souhaité. Le décor se trouve donc interposé au sein des parois vitreuses. »
En d'autres termes, il s'agit d'un savant mélange de travail à froid (décorateur, graveur) et de travail à chaud, où le tour de main du verrier est bien l'élément décisif qui détermine la réussite ou l'échec de la pièce.
La nouvelle formule décorative de la maison Daum utilise la transparence du verre et la possibilité de travailler sur une succession de plans. Par sa possibilité à générer une ambiance, à donner l'idée du froid, du vent, de l'humidité, toute chose difficile à appréhender et représenter, la « décoration intercalaire à grand feu » permet un travail sur l'atmosphère, une traduction plastique des éléments naturels que les autres techniques de la manufacture ne pouvaient pas rendre. Une grande partie des réalisations privilégie les scènes d'orage, la neige qui tombe, les rafales de vent ou encore les paysages brumeux. Soit autant d'occasions de montrer les qualités du procédé en travaillant sur l'articulation entre les différents plans, la notion du mouvement et la profondeur. Pourtant, même si les résultats sont souvent intéressants, ils ne semblent pas avoir enflammé la profession. Jules Henrivaux a cette sentence définitive : « quant aux procédés de métier qui appartiennent en propre à leur fabrication, ils ne sauraient nous retenir »
(Henrivaux, 1903, p. 412).
Pour mieux comprendre alors la réelle portée de cette « innovation » et le peu d'intérêt qu'elle semble susciter, il convient de définir ce qu'est un brevet. Les frères Daum prennent et obtiennent un « brevet d'invention sans garantie du gouvernement », c'est-à-dire, suivant les termes de l'Article premier, « délivré […] sans examen préalable, [aux] risques et périls [de la manufacture] et sans garantie, soit de la réalité, de la nouveauté ou du mérite de l'invention, soit de la fidélité ou de l'exactitude de la description »
. Autrement dit, l'État ne fait qu'enregistrer une demande et laisse au requérant l'entière responsabilité de la chose. À charge pour lui de démontrer la validité de son innovation par la réalisation et la production d'objets. L'article 3A de la loi du 3 juillet 1844 est sur ce point sans ambiguïté, qui déclare déchu de tous ses droits « le breveté qui n'aura pas mis en exploitation […] sa découverte en France dans un délai de deux ans ». En résumé, la « décoration intercalaire à grand feu » n'a de réalité qu'à la condition, pour la manufacture Daum, de la faire exister par une production et une commercialisation qui la distinguent de ses concurrents. Aussi séduisants soient-ils, les modèles présentés par la manufacture Daum trouvent leurs équivalents dans la production de Meisenthal ou encore dans celle de Gallé. Jules Henrivaux, toujours lui, explique fort justement qu'« à l'exposition de MM. Daum, et à celle de divers autres producteurs, notamment de M. Christian, de MM. Burgem et Cie (brevet allemand), nous retrouvons des verres doubles qui se distinguent de ceux faits au XVIIe siècle en Bohême, par ce fait que le décor a été enfermé à chaud et qu'il a lui-même subi plusieurs cuissons »
(Henrivaux, 1903, p. 412) et Gallé décrit des « superpositions de couches diversement colorées, des interpositions des décors, si je puis dire, pris entre deux verres, effets tantôt fixes, tantôt laissés à l'imprévu »
(Gallé, 1908, notice de 1889, p. 322).
Dédaignée par une partie de la critique, la « décoration intercalaire à grand feu » n'a pas non plus connu une grande carrière à la manufacture. Le catalogue de la production fantaisie courante de la maison Daum ne nous donne qu'une seule planche de vases3 (onze) sans aucune correspondance identifiable avec la réalité d'une fabrication. Manifestement, la transition de l'objet exceptionnel à la production courante a été, sinon impossible, du moins malaisée. Non pas, semble-t-il, par défection du public mais bien plutôt par les difficultés à maîtriser ces nouveaux procédés et à les utiliser en particulier pour une production en série. En d'autres termes, cette technique s'avère trop complexe et onéreuse.