Véronique Brumm, Chargée de mission pour la création du musée Lalique (France).
Brevets et innovations chez René Lalique
De l'émail au verre
Sensible à l'harmonie de ses compositions et des matériaux, Lalique l'est bien entendu aussi à celle des couleurs. L'émail, avec sa gamme presque illimitée, lui permet de reproduire celles de la nature. Il explore toutes les ressources techniques offertes par cette matière vitreuse susceptible d'être teintée par des oxydes métalliques. Il exploite sa palette éclatante et variée et ses rapports avec l'or, plus rarement l'argent, les diamants et surtout les pierres de couleur. Il privilégie les émaux translucides ou opaques cloisonnés sur or pour les tiges et les fleurs, les plumages d'oiseaux et les anneaux des serpents. Aimant jouer avec la lumière, il utilise des émaux translucides cloisonnés à jour pour les ailes des papillons et des libellules, mais également pour les feuillages. À ces techniques s'ajoute celle des émaux champlevés dont les alvéoles sont creusées dans l'épaisseur du métal pour recevoir l'émail. Il peut ainsi déposer plusieurs couches d'émail opaque de différents tons pour obtenir les contrastes désirés (Possémé, 1991, pp. 136-137).
C'est précisément grâce à ces nombreux essais et recherches qu'il découvre le verre. En 1891, il dépose un brevet pour la fabrication d'émaux en grand relief qu'il obtient à partir de moules en métal dans lesquels il place les matières vitrifiables translucides ou opaques, et même des paillons, les moules étant dissous après cuisson. Ce procédé permet « d'obtenir des émaux d'aussi grande épaisseur qu'on le voudra, voire même de reproduire des œuvres de sculpture en ronde-bosse, applicables ou non à la bijouterie ou à l'orfèvrerie »
1. Grâce à cette technique, très proche de la pâte de verre d'Henri Cros, il réalise de petits éléments qu'il introduit dans ses bijoux. Ainsi substituera-t-il souvent le verre aux gemmes. Ne présentant pas la contrainte des veines imprévisibles et pouvant être réalisé en fonction du projet final – tant du point de vue de la forme que de la couleur – le créateur en comprend rapidement les multiples qualités (Olivié, 1991, p. 152).
Installé dans son atelier de la rue Thérèse, à l'angle de l'avenue de l'Opéra à Paris, guidé dans ses explorations par Jules Henrivaux, directeur de la manufacture de Saint-Gobain, et Léon Appert, verrier établi à Clichy, il poursuit ses recherches avec passion. Vever décrit ainsi les pièces réalisées entre 1890 et 1892 : « une petite tête de saint Jean-Baptiste décapité, pleine d'expression ; des panneaux décoratifs fondus à cire perdue, représentant un centaure et une centauresse ; des vases en verre diversement coloré, un gobelet à décor de houblon, etc. Malgré la grande variété de ses essais, Lalique ne les a pas tous appliqués. Les premiers objets en verre qu'il exposa figurèrent au Salon de 1895 ; on y vit entre autres une sorte de grand camée ovale, dont l'exécution remontait à 1893 et qui représentait une femme nue, debout, se coiffant. Cette pièce peu importante, en verre de plusieurs tons simplement moulée sans retouche, permettait cependant de se rendre compte que Lalique connaissait déjà bien son métier et était maître de ce procédé ; il l'utilisa ensuite dans ses bijoux. Vers 1896, il fit un ornement de corsage en verre, grande broche représentant l'hiver, avec des cristallisations sur des arbres neigeux d'une grande finesse de coloration, l'invention était vraiment originale. Cette parure avait été commandée pour la Russie » (Vever, 1906, pp. 713-714).
Si aucun exemple de ses expériences confidentielles n'est parvenu jusqu'à nous, la technique décrite peut néanmoins être mise en relation avec des bijoux et objets plus tardifs. Évoquons ainsi le pendant de cou Visage de femme entouré de lys2 créé vers 1898-1900 ou la broche Quatre paons sur une branche de pin3, datant des années 1902-1903, pièces appartenant à la collection du musée Lalique de Hakone. L'ornement de corsage Tournoi4 du musée Gulbenkian à Lisbonne est particulièrement impressionnant. Véritable sculpture en haut-relief dans les tons bleu-vert, il représente deux groupes de chevaliers en lutte, revêtus d'une armure, séparés par une tête de dragon. Un autre ornement de corsage5, composé de trois bourdons en verre incolore dont les ailes et le haut du corps sont teintés en bleu, montre les possibilités exceptionnelles offertes par ce matériau. Quant à la broche Le Baiser6 du musée des Arts décoratifs de Paris, elle figure un couple d'amoureux : le visage de l'homme est moulé en relief sur la face supérieure, tandis que celui de la femme est en intaille sur l'autre face. Le baiser est le verre ; l'esprit est dans la matière.
À partir de 1898, les recherches de René Lalique dans le domaine du verre prennent une nouvelle dimension. À cette date, il achète la propriété de Clairefontaine, près de Rambouillet, et y aménage son second atelier de verrier. Si l'on sait qu'il a demandé à visiter la verrerie d'Émile Gallé à Nancy à la veille de s'y installer (Thiébaut, 1990, p. 189), son organisation elle-même n'en demeure pas moins inconnue. Au regard des pièces produites, qui nécessitent des fours de fusion et de recuisson importants, il faut imaginer une véritable petite usine.
C'est là qu'il fait fabriquer ses premiers verres soufflés. Encore loin des productions en série qu'il développera plus tard, il emploie la technique de soufflage dans un moule. Mais un moule précieux, souvent en argent ou en bronze ciselé, qui reste solidaire du verre qu'il enserre pour devenir monture. La partie métallique donne la structure de la pièce, tandis que la paraison vient, par la pression du souffle, prendre place dans les vides aménagés à cet effet. Ces œuvres, relevant de la tradition de l'orfèvrerie, présentent également de nombreux points communs avec les émaux cloisonnés à jour que Lalique aimait à employer. Constituant une charnière dans l'évolution de son œuvre, ces objets sont rares du fait de leur préciosité, mais également en raison des difficultés techniques de l'association à chaud de ces métaux avec le verre. Le contraste entre les matériaux les rend exceptionnellement expressifs : la solidité du métal mettant en valeur les qualités du verre, tandis que la fragilité de celui-ci est révélée par l'armature. Un accord parfait lie les deux matériaux, la transparence du verre étant rehaussée par l'opacité du métal.
C'est également à cette période que René Lalique commence à s'intéresser aux possibilités de l'usage décoratif du verre à l'échelle architecturale. Sa démarche, très éloignée de celle des architectes ingénieurs du XIXe siècle mêlant métal et verre, pourrait se comprendre comme une interprétation tout à fait originale de la tradition du vitrail (Olivié, 1991, p. 172). Lorsqu'il aménage son hôtel particulier cours la Reine7 en 1902, il crée en effet deux portes en assemblant d'épaisses plaques de verre, moulées en bas-relief. La première, donnant sur la rue, présente un décor d'épicéas se prolongeant sur la pierre sculptée ; la seconde donne accès à une salle d'exposition et figure des athlètes, motif qu'il reprendra en 1912 lorsqu'il créera des portes pour Doucet. Si les progrès de la fabrication du verre plat ont aujourd'hui rendu les portes en verre communes, au tournant du siècle, ces créations de Lalique n'ont pas dû manquer de surprendre. Au-delà de l'émotion esthétique qu'elles pouvaient provoquer, elles laissaient entrevoir de nouvelles perspectives dans l'usage du verre, perspectives qui conduiront René Lalique à proclamer, en préface à un guide-album de l'exposition de 1925 : « C'est à vous, verriers du début de ce siècle, que reviendra l'honneur d'avoir senti et affirmé les admirables ressources qu'offre à l'architecte et au décorateur l'emploi de cette matière brillante et discrète à notre choix, solide et complaisante, qui se prête à des combinaisons utilitaires ou ornementales quasi infinies ; c'est à vous que devra être dévolue la gloire d'en avoir imposé et généralisé l'usage pour le plus grand avantage des constructeurs et la plus grande joie des gens de goût » (Lalique, 1925).