Véronique Brumm, Chargée de mission pour la création du musée Lalique (France).
Brevets et innovations chez René Lalique
Les brevets, témoins de l'extraordinaire esprit inventif
de René Lalique
Bijoutier d'avant-garde, inventeur qui ne veut suivre personne, René Lalique déteste être suivi. Pourtant, après son succès à l'Exposition universelle de 1900, les tentatives d'imitation sont nombreuses. Las d'être plagié, il va progressivement se tourner vers d'autres horizons. Aussi, dès le début de sa carrière de verrier, il se préoccupe de déposer des brevets pour se protéger des copies et des contrefaçons. Ces précautions ne l'empêchent pas de traîner en justice de nombreux imitateurs peu scrupuleux qui, à défaut d'être des créateurs plus inspirés, cherchent à copier le procédé de fabrication. Ses démêlés avec François Coty et Marius Ernest Sabino, rappelons-le, défrayèrent plus d'une fois les chroniques judiciaires (Marcilhac, 2004, p. 200).
Fig. 8. Brevet d'invention déposé par René Lalique le 2 novembre 1929. Vitrail avec armatures métalliques et éléments de verre.
Fig. 9. Brevet d'invention déposé par René Lalique le 22 janvier 1929. Bouchon lumineux pour radiateurs de voitures automobiles.
Entre 1909 et 1936, il dépose quinze brevets. Ils ne concernent pas tous directement les techniques de fabrication du verre, mais traitent également de systèmes de fixation, de fermeture ou d'éclairage. À titre d'exemple, citons le brevet déposé le 2 novembre 1929 pour un vitrail avec armature métallique et éléments de verre11. Ce procédé permet de constituer des panneaux décoratifs en glissant entre des montants métalliques verticaux et parallèles, de section appropriée, des plaques de verre qui viennent reposer les unes sur les autres et sont maintenues entre elles par deux montants voisins. Cette technique n'est pas sans rappeler celle utilisée dès 1902 pour la réalisation des portes de son hôtel particulier. Il l'a ensuite beaucoup employée dans le domaine de l'architecture religieuse. En témoignent, entre autres, ses créations pour la chapelle Notre-Dame de Fidélité à Douvres-la-Délivrande - verrière, table de communion. On peut également évoquer le système de verrouillage d'une cave à liqueurs12, ou le système d'éclairage des fameuses mascottes de voiture. Branché sur une dynamo, ce système permettait d'éclairer le bouchon de radiateur avec des intensités variables selon la vitesse de la voiture, et éventuellement d'apporter de la couleur grâce à une simple lame de verre13.
Fig. 10. Brevet d'invention déposé par René Lalique le 19 février 1914. Procédé de fabrication d'objets en verre ou en cristal décoré.
Dans le domaine du verre, on peut parfois s'interroger sur la mise en œuvre réelle de certaines techniques. Évoquons ainsi le brevet déposé le 10 février 1914. Proposant un nouveau procédé de décoration d'objets en verre déjà existants, avec un décor initial ou non, il consiste essentiellement à former des motifs de décorations complémentaires au moyen de cire ou de toute autre matière susceptible de se volatiliser sous l'action de la chaleur. Les motifs en cire doivent être appliqués sur l'objet en verre aux endroits choisis, avant que le tout ne soit enrobé d'une matière capable de résister au feu mais destructible. L'ensemble doit ensuite être porté au four afin de faire fondre la cire et de ramollir du même coup le verre. À la sortie du four, l'objet doit à nouveau être soufflé dans son enveloppe, forçant ainsi le verre ramolli à épouser la forme du décor en cire14. L'intérêt du procédé résiderait dans le fait qu'il permettrait de faire exécuter la première partie du vase de façon mécanique, puis de confier à des ouvriers habiles le travail du décor ajouté. Par ailleurs, une même forme de vase ou de flacon pourrait servir à obtenir deux modèles différents en variant les motifs appliqués complémentaires. Une astuce de fabrication qui abaisserait d'autant le prix de revient. Selon Marcilhac, cette technique aurait été utilisée jusqu'en 1940 (Marcilhac, 2004, p. 203). Parmi les pièces qui auraient pu être fabriquées selon cette méthode, citons les carafes Six têtes, Lézards ou encore Sirènes et grenouilles. Devant la complexité de cette technique, on peut toutefois se demander si elle a effectivement été mise en œuvre ou, du moins, si son utilisation s'est pérennisée après 1919, date à laquelle Lalique généralise l'emploi de l'air comprimé.
La variante de ce procédé a quant à elle été mise en œuvre de façon certaine. Elle consiste à créer un modèle en cire. Un contre-moule est ensuite réalisé en terre réfractaire. L'ensemble est alors déposé dans un four de façon à cuire l'enveloppe de terre tout en faisant fondre la cire. Une fois ce moule réalisé, la pièce peut être soufflée. À noter que le soufflage se fait à l'air comprimé permettant la fabrication de pièces spectaculaires. Entre 1912 et 1932, Lalique crée près de 500 vases, coupes et vasques selon cette technique. Ces pièces sont généralement produites en un seul exemplaire, exception faite de quelques séries dont il est établi, grâce aux archives, qu'elles ont été réalisées en deux à six épreuves. Remarquons également qu'une même forme de vase a parfois conduit à des modèles différents, le décor les ornant étant modifié (Ibid. pp. 975-976). Caractérisées par l'absence de marques de moulage et par la finesse du détail, les pièces réalisées selon cette technique devaient être réservées à des manifestations de prestige, des cadeaux personnels ou des collectionneurs extrêmement exigeants et sélectionnés. Pourtant, si l'on en croit le critique d'Art Maximilien Gauthier, le Maître leur préférait manifestement la perfection des pièces de série : « Pour ma délectation personnelle, j'ai exécuté des pièces uniques, des cires perdues, (mais) aucune ne m'a procuré autant de joie intime que le moindre de mes articles à bon marché » (Ibid. p. 192).
Fig. 12. Brevet d'invention déposé par Marc Lalique le 21 décembre 1925. Machine pour la fabrication d'articles en verre soufflé.
Le brevet consacré à une machine destinée à la fabrication d'articles en verre soufflé déposé en 1925 est également quelque peu surprenant. Son innovation relativement simple repose sur l'utilisation d'un mandrin à électroaimant permettant de tenir la paraison automatiquement sans l'aide d'un verrier et de la présenter mécaniquement au moule tout en lui insufflant l'air sous pression pour répartir uniformément la matière en fusion. À défaut de reproduire exactement tous les mouvements de balancement du verrier, cette méthode devait permettre de réaliser des pièces de grandes dimensions, et donc très lourdes. De plus, cet automatisme devait contribuer à la baisse du coût de production des pièces exécutées selon ce procédé15. Au regard du catalogue de l'œuvre de verre de Lalique, on peut, là aussi, s'interroger sur son application réelle. Quoi qu'il en soit, tous ces brevets témoignent de l'extraordinaire esprit inventif de René Lalique qui considérait non sans raison que, là comme ailleurs, c'est l'innovation qui prime et que la réputation s'attache à celui qui sait constamment se renouveler.
Bijoutier avant-gardiste, René Lalique, en devenant verrier, se démarque également de ses prédécesseurs. Il délaisse le verre multicouche aux couleurs variées au profit de la limpidité et de la transparence, qualités naturelles du verre. Au niveau des formes aussi, il affirme sa différence. Léon Rosenthal la résume ainsi : « simplicité, pondération, symétrie. Il en use avec une parfaite liberté, selon ses tendances qui sont d'élégance plus que de force, avec un besoin perpétuel d'invention. Il ne recule ni devant l'audace, ni devant la fantaisie, mais ses écarts sont toujours mesurés » (Rosenthal, 1927, p. 23). Il se distingue aussi en proposant des productions en série plutôt que des pièces uniques, estimant que « quand un artiste a trouvé une belle chose, il doit chercher à en faire profiter le plus grand nombre de gens possible ».
En devenant fabricant afin de ne pas être tributaire de moyens extérieurs, sans pour autant cesser d'être un artiste, René Lalique réunit les deux conditions essentielles du succès. Il a aussi le génie de maintenir l'harmonie entre elles, veillant à ne point sacrifier « les intérêts spirituels aux intérêts matériels, son prestige et ses convictions d'artiste aux exigences de sa réussite industrielle. Aussi, les objets d'art proprement dits, les services de table, les appareils d'éclairage, les ensembles mobiliers et décoratifs qui sortent de ses ateliers conservent-ils tous l'empreinte de la même volonté créatrice, des mêmes dons d'ingéniosité, de raffinement, d'élégance, de fantaisie qui constituent sa personnalité, qui sont les traits dominants de son talent » (Mourey, 1932, p. II).
Véronique Brumm
- 11. ↑ Office national de la propriété industrielle, brevet d'invention n° 700.796, publié le 2 novembre 1929.
- 12. ↑ Office national de la propriété industrielle, brevet d'invention n° 667.900, publié le 24 octobre 1929.
- 13. ↑ Office national de la propriété industrielle, brevet d'invention n° 729.937, publié le 3 août 1932.
- 14. ↑ Office national de la propriété industrielle, brevet d'invention n° 475.348, publié le 10 février 1914.
- 15. ↑ Office national de la propriété industrielle, brevet d'invention n° 608.276, publié le 21 décembre 1925.