Actes du deuxième colloque international de l'association Verre et Histoire, Nancy, 26-28 mars 2009

Véronique Brumm, Chargée de mission pour la création du musée Lalique (France).

Brevets et innovations chez René Lalique


De l'artisanat à l'industrie

Autre moment décisif dans la carrière de René Lalique : sa rencontre avec le parfumeur François Coty. En effet, celle-ci impulse non seulement son passage au verre industriel, mais marque également un tournant dans l'histoire de la parfumerie. Si cette collaboration entre un parfumeur et un artiste n'est pas la première – Millot avait déjà collaboré avec Hector Guimard lors de l'Exposition universelle de 1900 – elle est toutefois le point de départ d'une nouvelle conception de la parfumerie : désormais le contenant aura un lien symbolique direct avec le contenu. L'emballage, spécialement conçu en fonction de sa personnalité et décoré en fonction de ses valeurs, devient en quelque sorte l'ambassadeur du parfum qu'il est destiné à contenir.

Entrevoyant les extraordinaires possibilités de développement que lui offre la production de flacons de parfum – succès qui ne sera pas démenti puisqu'il crée près de trois cents flacons pour les plus grands parfumeurs de la place8, sans compter les quatre-vingts qu'il commercialise sous son nom propre et auxquels s'ajoutent les garnitures de toilette –, René Lalique décide de louer la verrerie de Combs-la-Ville en bordure de la forêt de Sénart, dans la banlieue Est de Paris en 1909. Le propriétaire est la Compagnie générale d'électricité qui y fabrique les ampoules nécessaires à son exploitation. Il achètera cette verrerie en 1913 (Marcilhac, 2004, p. 164).

Désormais la majeure partie des pièces qu'il crée ne sont plus destinées à être des pièces uniques ou éditées en un petit nombre d'exemplaires, mais au contraire à être produites en série. L'idée d'utiliser des procédés mécaniques ne lui fait pas peur. Le moulage s'impose comme une évidence. René Chavance présente son travail de la manière suivante : « En homme que n'arrêtent point les préjugés répandus contre les procédés industriels, il eut soin de pourvoir ses usines de toutes les ressources modernes, pratiquant, avec le moulage, la technique du verre pressé pour les pièces massives, qui n'ont pas besoin d'être soufflées dans le moule comme les pièces creuses, et sont obtenues par la pression qu'exerce sur la pâte vitreuse un contre-moule ou noyau de métal. De plus, il utilise résolument le soufflage à l'air comprimé qu'une canalisation, disposée circulairement autour des fours, met à la disposition de chaque équipe et qui épargne à l'ouvrier un travail pénible et malsain, tout en fournissant, quand il est habilement manié, de sûrs résultats » (Chavance, 1928, pp. 93-98).

Dessin. René Lalique, Brevet du 16 février 1909

Fig. 4. Brevet d'invention déposé par René Lalique le 16 février 1909. Procédé de moulage du verre applicable à la fabrication de flacons, carafes et de tous vases d'une ouverture plus étroite que leur corps intérieur.

Soulignons que Lalique ne pense pas au moulage comme à un procédé de reproduction et d'imitation des formes traditionnelles à bon marché. Pour lui, il s'agit d'un nouveau principe dont les possibilités sont à explorer et qui peut se combiner avec toute autre technique (Olivié, 1991, p. 162). Industriel avisé, il dépose des brevets pour protéger les innovations qu'il met au point. Le premier dans le domaine des flacons est daté du 16 février 19099. Il concerne un procédé de moulage du verre applicable à la fabrication des flacons, carafes et tous vases d'une ouverture plus étroite que leur corps intérieur. Il consiste à utiliser un moule en plusieurs parties, gravé ou non d'un décor, un noyau destiné à former le vide intérieur du récipient étant introduit à l'aide d'une presse. Ainsi le verre en fusion pénètre-t-il dans tous les détails du moule. Une fois l'opération terminée, on retire le noyau et on referme l'ouverture créée, au moyen d'une pièce en verre exécutée par ailleurs. Ainsi les deux parties sont soudées à chaud par une pression relativement faible. Les modèles de flacons présentés sur l'annexe du brevet montrent que cette soudure peut s'effectuer soit par le bas, soit par le haut, et même parfois sur le côté. Il s'agit là d'une utilisation particulièrement élaborée de la technique du moulé-pressé qui permet une plus grande précision de la forme et de la contenance, une meilleure netteté du décor, la régularité des différents exemplaires et l'uniformité de la matière, tout en produisant une quantité infinie de pièces.

Photo. René Lalique, flacon L'Idylle

Fig. 5. Flacon L'Idylle, créé pour Coty en 1911. © Lalique.

Parmi les flacons réalisés selon cette méthode, citons le flacon L'Idylle créé pour Coty en 1911. René Lalique y a inscrit un délicat bas-relief à l'antique, perçu dans un encadrement de nœuds et de guirlandes, tel que l'aimèrent les artistes du XVIIIe siècle. Le jeune Grec et son amoureuse qui vont vers l'hyménée, d'un pas envolé, sveltes, souriants, grands, saisis dans le rythme de leur passion, n'auraient pas pu être figurés avec autant de détails et de précision par soufflage. Autre exemple, le petit flacon Lunaria. L'emploi de la technique du moulé-pressé permet d'imprimer à la fois un motif à l'intérieur et à l'extérieur du flacon. Ainsi les cernes des monnaies du pape sont-ils moulés en creux sur la face externe tandis que des protubérances sont moulées en relief à l'intérieur figurant ainsi les graines prises entre les parois du fruit. Deux autres flacons réalisés par cette méthode sont tout à fait surprenants : les flacons Pavots et Œillet. Chacun figure la fleur dont il porte le nom. Extérieurement, la panse des flacons est lisse, tandis qu'à l'intérieur, la fleur, représentée avec précision, devient le contenant. Le parfum s'y répand, jusque dans les tiges et les feuilles. Seule la réalisation en deux parties de ce flacon en permet la production industrielle.

Dessin. René Lalique, Brevet du 16 décembre 1911

Fig. 6. Brevet d'invention déposé par René Lalique le 16 décembre 1911. Procédé de fabrication de récipients en verre par moulage et pression simultanés.

Photo. René Lalique, flacon méplat Deux figurines

Fig. 7. Flacon méplat Deux figurines, bouchon figurines, créé en 1912.
© Lalique.

Le second brevet relatif aux flacons est déposé le 16 décembre 1911. Il concerne un procédé de fabrication de récipients et objets en verre par moulage par pression et soufflage simultané. Comme pour le soufflage dans un moule traditionnel, le moule est formé de deux ou plusieurs parties. Mais ces parties ont la spécificité de comprendre des saillies internes qui assurent, lors de sa fermeture, le moulage par pression de la paraison qui y est introduite. Le soufflage qui applique le verre de la paraison sur les parois du moule environnant les saillies internes peut s'opérer simultanément au moulage par pression ou immédiatement après. Le brevet prévoit que le procédé puisse être appliqué sans moule, avec un soufflage effectué entre deux matrices d'une forme appropriée et convenablement profilées que l'on approche l'une de l'autre jusqu'au contact des parties rentrantes. Lalique fait d'ailleurs remarquer, dans le texte de présentation de son brevet, que les détails du décor, absolument nets dans la partie centrale, vont en s'estompant sur le pourtour. Ce qui ajoute encore à l'effet décoratif en nuançant l'épaisseur du verre et donc la couleur du parfum. Cet effet est alors obtenu par le fait que la pression de l'air buccal est moins forte à la périphérie que dans la partie centrale10. Cet avantage, ou inconvénient astucieusement dissimulé, disparaîtra après 1919, lorsque Lalique généralisera l'utilisation de l'air comprimé pour la fabrication de ses flacons. Parmi les exemples de flacons fabriqués selon cette méthode, citons le flacon Narkiss créé pour Roger & Gallet en 1912 et le vase Soleil, créé en 1913, dont le décor représentant une fleur de tournesol est rehaussé d'émail et de patine ou encore les flacons le Baiser du Faune pour Molinard en 1928, La Perle noire pour Forvil vers 1922, et le très délicat flacon méplat Deux figurines, bouchon figurines, au décor aérien, créé en 1912.


  • 8.  ↑  Lalique comptera parmi ses clients Arys, Corday, Coty, D'Héraud, D'Orsay, Forvil, Gabilla, Gall, Guerlain, Houbiguant, Jay Thorpe, Jean de Parys, Lubin, Molinard, Morabito, Piver, Roger & Gallet, Vigny, Volnay, Worth…
  • 9.  ↑  Office national de la propriété industrielle, brevet d'invention n° 409.412, publié le 22 avril 1910.
  • 10.  ↑  Office national de la propriété industrielle, brevet d'invention n° 449.192, publié le 16 décembre 1911.