Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005

Denis WORONOFF
Professeur émérite d’histoire
Université Paris I Panthéon-Sorbonne (France)

Quand l’exception devient (presque) la règle : remarques sur le vitrage en France, xvie-xviiie siècles

Le vitrage, qui est encore au xvie siècle une rareté dans les villes du Royaume, se diffuse notablement dans les deux siècles suivants, avec une accélération visible à la fin de l’Ancien Régime. Paris et les grandes villes connaissent alors un véritable engouement en faveur de ce nouveau confort de l’habitat. L’évolution des techniques du verre plat – dont la Normandie et la Lorraine sont les grands pourvoyeurs – et les changements qui interviennent dans la conception des fenêtres satisfont une demande nouvelle de transparence et de lumière. La présence du vitrage dans les bourgs et les villages tient encore à l’initiative des élites qui a, au moins au nord de la Loire, un effet d’entraînement.

Glazing, scarce up to the 16th century in the Kingdom's towns becomes notably more common during the following two centuries with a sizeable increase towards the end of the 18th century. Paris and the large cities particularly appreciate this new element of domestic comfort. Technical evolution in flat glass manufacturing, with Normandy and Lorraine as main providers, as well as changes in the window design respond to a new demand for transparency and light. Glazing in small towns and villages is initiated by the elite who, in northern France at least, give the impetus.

« Il n’est si petite maison de village qui ne soit vitrée ». On a souvent cité cette remarque de Montaigne allant d’Epinal à Bâle, sur la route de l’Italie, comme la preuve que, vers 1580, le vitrage, en France, avait partie gagné1. Mais la Lorraine n’est pas encore du Royaume et une impression ne fait pas une enquête. Quand l’Italien Ierni visite Paris en 1596, il est frappé d’y voir tant de « fenêtres fermées de belles vitres »2. Ces deux observateurs raisonnent par contraste, s’en tiennent à ce qui les intrigue et, dans ce cas, ne font que longer des façades. Il n’empêche, le matériau nouveau commence par endroits – pays germaniques et capitale du royaume – à marquer le paysage. À l’aube de l’époque contemporaine, le vitrage est acquis en ville et les enquêtes des préfets du Consulat attestent de sa diffusion dans l’habitat rural. Une mutation s’est donc opérée en trois siècles. En préambule des contributions qui vont détailler l’histoire moderne du verre plat, il a paru utile de présenter brièvement la généalogie de ce changement à la fois technique, économique et culturel.

∧  Haut de pageLes lumières de la ville et la géographie verrière

Chaque transformation du mode de vie, dans l’habitat ou dans d’autres domaines (soins du corps, consommation alimentaire etc.) prend naissance en ville. C’est donc là qu’il faut chercher le déclencheur. En longue période, la France a connu une poussée remarquable de la croissance urbaine, même si par comparaison avec l’Angleterre, le poids démographique des villes reste modeste. Le taux d’urbanisation – c’est-à-dire le pourcentage de la population qui vit dans des agglomérations de plus de 2000 habitants – serait passé de 8%-10% en 1520 à 18%-20% à la fin du xviiie siècle. Voilà une première base pour une dynamique de la construction. Cela se traduit par des lotissements de terrains nus disponibles hors du noyau des villes, ainsi à Lille et à Marseille au xviiie siècle, et dès la mi-xvie siècle à Paris. L’opération la plus spectaculaire et la plus commentée au xviiie siècle est la construction de pavillons à louer autour du Palais Royal, dans les années 1780. Le roi, des couvents, certains seigneurs vendent des terrains à usage d’immeubles. Des spéculations sont, bien sûr, à l’œuvre dans ces opérations immobilières. Le résultat en tout cas est clair : les villes se densifient. Pour gagner de la place, la solution éprouvée est d’accroître la hauteur des bâtiments, si les autorités ne s’y opposent pas. Au quartier des Halles, la hauteur moyenne des maisons a progressé de 50% entre les années 1550 et les années 1650. Au siècle suivant, on compte à Paris des immeubles de rapport de cinq ou six étages mais ils restent fort rares. Parallèlement à cet essor général de la construction, les historiens de la ville notent une tendance perceptible des architectes, surtout au xviiie siècle, à élargir et à multiplier les ouvertures. Un éloge de la salubrité par l’air et la lumière s’exprime ainsi, avec le souci – qu’on ne sent pas contradictoire – de mieux fermer ces issues. Le confort de chaleur est en effet le maître-mot du siècle des Lumières. Ce nouveau besoin, parti des grandes demeures urbaines, se diffuse à la campagne. Davantage de cheminées, davantage de fenêtres, ce pourrait être l’image du progrès et la marque de la distinction.

La vitre est-elle le matériau de cette modernité ? Selon la définition qu’en donne le Dictionnaire de Furetière (1690) c’est « le verre qu’on met à des ouvertures pour empêcher l’entrée du vent et laisser le passage à la lumière ». Il cite « les vitres d’un carrosse, d’une chambre, d’une église ». Le lien avec l’art de construire n’est pas encore entièrement établi. On mesure le chemin accompli en lisant la définition que propose l’Encyclopédie de Diderot : « verre que l’on met aux croisées, châssis etc. pour laisser le passage à la lumière ». La Normandie et ses « gentilshommes verriers » est la principale zone de production du verre plat, depuis la fin du xvie siècle. Elle a su inventer et développer le procédé du verre en disque, obtenu par une manipulation très adroite de la paraison. Ce « plateau » peut atteindre un mètre de diamètre et est d’un emploi aisé, en dépit de sa « boudine » centrale. Ce verre dit « de France », produit pour l’essentiel dans les forêts d’Eu et de Lyons, est considéré au xviie siècle comme « le plus beau » pour les vitres3. Il fournit le verre à vitre à tout l’Ouest du Royaume, venant compléter ce que les verreries locales peuvent offrir4. Surtout, les verreries normandes approvisionnent Paris. Elles s’assurent un débouché de prestige, consolidant ainsi leur réputation d’excellence. À partir du premier tiers du xviie siècle, le verre de France est devenu hégémonique dans la capitale, celui de Lorraine en a disparu, en raisons de la crise dramatique que connaît cette région5. La dépendance de Paris à l’égard de ses fournisseurs oblige les autorités à intervenir. En 1711, un arrêt du Conseil « règle la quantité de panneaux que le maîtres des verreries de Normandie seront obligés de fournir et à quels prix ». Un autre arrêt, d’inspiration voisine, est pris en 1724. Paris manque de vitres, une partie de la production normande allant vers d’autres marchés plus rémunérateurs en France et à l’étranger. Un demi-siècle plus tard, ce système des prix bloqués (très au dessous désormais du prix marchand) apparaît comme un frein aux progrès de l’industrie verrière de Normandie. Une déclaration du roi, du 12 janvier 1776, rend la liberté de leurs ventes et de leurs prix aux verriers de Normandie. Il est vrai que le verre lorrain, alsacien et « de Bohême » concurrence durement les fabrications de la forêt de Lyons. Le verre lorrain, principal concurrent du verre normand sur les marchés de France, est obtenu en étalant à chaud, sous une forme rectangulaire, le manchon issu du soufflage du verre. Plusieurs qualités sont offertes par les verriers, de sorte que les vitriers peuvent trouver leur compte à employer cet article moins coûteux. À Lyon, les deux provenances s’équilibrent au xviie siècle (comme à Poitiers) mais le lorrain prend l’avantage vers 17306. À Reims, les verres de l’Est sont hégémoniques au xviiie siècle, le lorrain, l’alsacien et même celui de Bohême (qui peut d’ailleurs être produit en Lorraine), plus coûteux mais beau et résistant7. En Franche-Comté, la seconde moitié du xviiie siècle est également le moment de l’essor du verre plat.

« En 1753, on y faisait du verre à boire », dit-on de la verrerie de Biaufond, « depuis il a été trouvé par les intéressés qu’il était plus profitable de faire du verre à vitre »8.
Cette géographie des ventes reste incertaine et la chronologie – hors Paris – peu assurée. Les qualités de verre ne se réduisent certainement pas à une opposition binaire mais doivent être mises en relation avec l’emploi prévu –cuisine ou fenêtres de façade ? – et avec les moyens financiers réunis. Gabriel, qui reprend le chantier de l’École Militaire en 1764, peut sans risque choisir les « beaux verres de France, clairs et nets, sans bouillons ni boudines »9, elles évoluent aussi. Les ateliers lorrains de la mi-xviiie siècle n’ont plus grand chose à voir avec les prédécesseurs d’avant la Guerre de Trente ans. Les prix, qui portent à croire que le « normand » est toujours le plus cher ne nous disent rien des frais de transport. Or la casse est un élément permanent de la circulation de cette marchandise. L’emballage le plus soigneux ne peut que la réduire. Savot, dans son ouvrage sur l’architecture, évoque ces chargements et déchargements qui font passer les « liens » de verre lorrain du bateau à la charrette et inversement avec les pertes qui en résultent. Ce qui est vrai au premier tiers du xviie siècle l’est-il encore cent ans plus tard ? Les travaux aboutis nous donnent une image plausible de la fourniture de verre plat pour une France de l’Ouest et de l’Est, en taillant large de Poitiers à Lyon. Qu’en est-il des verreries du Sud ? L’information est inexistante, avant les enquêtes de l’Empire, sur les verreries de verre plat de cette vaste zone. On a du mal à croire que les demeures de Bordeaux, de Toulouse ou de Grenoble n’étaient vitrées que grâce aux Normands, aux Lorrains ou aux Italiens.

∧  Haut de pageLe progrès du vitrage

Aux xvie et xviie siècles, la « vitrerie » est définie comme une ensemble dans lequel des losanges puis de petits carreaux sont sertis pour former des panneaux fixes ou ouvrants. C’est la formule qui sied aux pièces d’apparat. Parallèlement, des châssis en bois sont recouverts de papier ou de toile partout ailleurs. Des châssis à petits bois – de chêne – supportant de petits carreaux commencent à apparaître dans Paris vers 163010. Leur destination est d’être affectée aux cuisines, dans les escaliers et les soupentes, ce qui respecte la hiérarchie des matériaux (plomb/bois) et la distance qui sépare le travail de sertissage de celui d’un simple ajustement. À partir de 1660, à Paris, plus tard dans les autres grandes villes, l’habitude se prend d’installer ces carreaux aux fenêtres de façade, aux pièces d’apparat. Un basculement complet s’opère qui confine désormais le verre serti aux espaces les moins distingués. La naissance de la grande fenêtre, croisée avec espagnolette, à l’extrême fin du xviie siècle est moins le triomphe du verre que celui des serruriers dont le rôle grandit au détriment de celui des vitriers. Dernière mutation, vers 1750, la fenêtre à grands carreaux qui est due à la maîtrise croissante de la fabrication verrière. Le remplacement du plomb par le bois a eu une conséquence directe sur la confection du vitrage à petits et à grands carreaux. Il a fallu trouver un nouveau mode d’attache du verre. Sans plomb, disent les vitriers, les carreaux « se laissent tomber ». Quelques pointes fixaient le carreau dans la feuillure. Une bande de papier collé consolidait l’ensemble. À partir de 1760, à Paris, la technique du mastic commence à être maîtrisée. Le vitrier fait son propre mélange à base d’huile et de blanc de céruse11. Cette opération prolonge à coup sûr la durée du vitrage. Mais elle reste chère et l’on voit notre vitrier de Reims garder jusqu’en 1788 au moins l’usage du papier collé, tout en employant, dès 1770, le nouveau produit. Ce type de coexistence n’est pas pour surprendre. Les innovations cheminent parfois longtemps auprès des anciennes pratiques, avant de s’y substituer.

La consommation de vitrage au cours de la période moderne pourrait se décomposer en deux phases. Les xvie et xviie siècles seraient le moment de l’apprivoisement. Les édifices publics, les demeures des Grands donnent un exemple encore limité du nouveau matériau car même dans la capitale, les pièces reculées des palais et hôtels gardent souvent leur châssis garni de papier ou de toile. L’imitation est lente à venir. Est-ce une question de coût ? Sans doute, car la mise en œuvre et le remplacement du vitrage sont évidemment plus chers que le procédé traditionnel. Toutefois, il faut garder mesure ; dans les devis ce poste ne représente en moyenne qu’un ou deux pour cent du total. Des préjugés plus puissants qu’une hésitation sur la dépense sont à l’œuvre. Le Supplément de l’Encyclopédie, publié par Panckouke en 1776, s’en fait l’écho. À l’article « Fenêtre », on lit que « le trop grand jour » affaiblit la vue, que les personnes qui étudient doivent veiller à ce qu’il n’y ait « que la petite quantité de lumière suffisante pour lire ; alors, elles pourront soutenir le travail plus longtemps sans nuire à leur santé ». Le rédacteur va jusqu’à soupçonner que « l’usage des grandes fenêtres et le papier blanc dont [les Chinois décorent] les appartements ont contribué à procurer à ces peuples des yeux à demi-fermés ». Il est vrai que les peintres contemporains de Diderot préfèrent la lumière tamisée d’un châssis de papier ou de toile. À cette époque, pourtant, le vitrage généralisé se répand à grande allure dans le paysage urbain. Il cesse progressivement d’être un produit de luxe, presque un caprice, pour devenir un « besoin historique ». Les verriers de Blancheroche, en Franche-Comté, écrivent en 1774 « sans le verre, on serait obligé de se servir encore de papier pour les fenêtres et d’être comme en prison, sans la clarté dans nos maisons »12. Le vitrage, comme instrument de libération ! D’autres régions confirment ce triomphe urbain du verre plat que le Dictionnaire de Savary des Bruslons constate à Paris dès 1762. La déclaration royale de 1776 justifie son intervention en ces termes : « Les fabriques de verre à vitre étant un objet considérable de commerce, non seulement par la grande consommation qui s’en fait dans l’intérieur de notre Royaume mais par l’abondance des exportations chez l’étranger… ». Le verre plat devient un bon placement. Des nouvelles verreries apparaissent (en Lorraine). D’autres se reconvertissent. Question de qualité sans doute. Question de marché aussi.

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Les campagnes suivent-elles la ville ? Elles le font lentement, inégalement. Traversant le Quercy en 1787, Arthur Young s’étonne : « Passé près de cottages excessivement bien construits, en pierre, avec des ardoises ou des tuiles, mais sans vitres aux fenêtres. Un paysan peut-il être prospère quand la grande préoccupation c’est d’éviter de se servir des objets manufacturés ? »13. En revanche, des témoignages attestent la présence de vitrage dans des bâtiments de ferme au nord de la Loire. Il n’est pas rare ainsi, à la fin de l’Ancien Régime, qu’un fermier fasse mentionner, au moment de la fin de son bail, qu’il emporte la fenêtre vitrée dont il avait payé lui-même l’achat et l’installation. Mais ce sont là manière de coqs de village, à l’affût de la nouveauté. Celle-ci peut venir des curés, des écoles (comme en Franche-Comté) ou des propriétaires urbains qui font vitrer, en Champagne, leurs maisons de campagne. Il faudra attendre plusieurs générations pour que cette mode citadine se nationalise tout à fait. Mais l’impulsion donnée au xviiie siècle est une petite révolution dans l’art d’habiter.