L’exploitation croisée des sources d’archives publiques et privées, en l’occurrence celles de l’ancienne Manufacture royale des Glaces, permettent de suivre avec une relative précision les commandes et fournitures de glaces pour Versailles, Trianon et Marly aux xviie et xviiie siècles.
La présente contribution s’intéresse, à titre illustratif, à deux chantiers marquants et prestigieux : ceux de l’actuelle Chapelle royale du château et de la Grande galerie, rebaptisée Galerie des glaces sous la Monarchie de Juillet.
La première commande autographe de Robert de Cotte1, fin 1707 (fig. 1), et les différents états récapitulatifs des fournitures, de 1708 à 1710, apportent une parfaite connaissance de l’état d’origine des vitraux de la Chapelle, de leurs dimensions et dispositions, baie par baie. Louis XIV avait en effet, imposé, en lieu et place de verre à vitres, l’emploi de glaces, tout comme pour les croisées des fenêtres de la Grande Galerie (fig. 2).
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Les questions historiques que pose cette dernière sont plus complexes. Le relevé intégral effectué à l’occasion du chantier de restauration des 357 glaces qui garnissent les dix-sept arcatures de l’élévation du mur oriental a révélé, contre toute attente, qu’une très grande partie des miroirs est ancienne, en tout cas antérieure à 1850. Plus de 90% d’entre eux sont en effet étamés au mercure (fig. 3), procédé qui ne sera supplanté par l’argenture qu’à partir des années 1860. De plus, une grande partie de ces glaces, autour de 70% de la fourniture totale, est biseautée (fig. 4), ce qui traduit un parti pris de raffinement, cohérent avec celui adopté pour les grands carreaux des portes-fenêtres, qui y répondent en symétrie2.
Ce diagnostic pose paradoxalement problème, dans la mesure où le biseautage, dans l’état courant de l’art, suppose d’être exécuté sur des glaces de forte épaisseur, de l’ordre de 7 mm. Ces épaisseurs, obtenues de surcroît après les opérations d’abrasion (douci-poli) effectuées sur les glaces brutes, renvoient au procédé de coulage du verre en table (fig. 5) dont la mise au point, lors des années 1690, a été postérieure aux fournitures du chantier de la Grande galerie. Celles-ci, étalées de 1682 à 1684, ont été en principe réalisées selon le procédé de soufflage, utilisé par la Manufacture royale depuis 1665, à l’imitation des procédés vénitiens. Ce procédé permettait rarement, de par ses caractéristiques, d’excéder une épaisseur de 5 mm.
Cette constatation ouvre donc la porte à plusieurs questions :
- celle de la nature même de la fourniture de 1682-1684 ou d’une modification apportée ultérieurement à celle-ci,
- celle d’éventuels remplacements, soit modernes, lors des restaurations de la première moitié du xixe siècle, soit anciens dans le courant du xviiie siècle,
- celle de nouvelles hypothèses, techniques notamment, permettant d’expliquer ce chantier hors normes.
∧ Haut de pageLa commande de 1682-1684
La commande d’origine est relativement bien connue, sinon dans son détail du moins dans son contexte. La Manufacture des Glaces fournit les Maisons royales depuis 1667 et le rythme des commandes (fig. 6) fait bien apparaître, en particulier, les pics des chantiers versaillais de 1671-1674 et 1682-1684. Les registres de comptes des Bâtiments du roi, s’ils n’isolent pas celui des glaces du coût global de la Galerie, mentionnent toutefois explicitement qu’elles étaient de manufacture française « façon Venise », en désignant nommément le directeur de l’établissement du Faubourg Saint-Antoine3. D’autre part, les rapports de la Manufacture avec la Surintendance sont bien connus aux dates d’achèvement de la Galerie : renégociation du « tarif du roi » comme condition du renouvellement, en 1683, du privilège initial de 1665 ; rappel, de façon absolue cette fois, de l’interdiction d’importation des glaces étrangères, théorique depuis un arrêt du conseil de 16724. La mainmise très rapide de Louvois sur la Surintendance dès la mort de Colbert se traduit en outre par un fort activisme de celui-ci, en particulier la recherche de profits personnels autour des commandes de glaces, sur fond de montages clientélistes. Il exerce de plus un suivi attentif de l’achèvement du chantier de la Galerie, où les dernières glaces sont posées en novembre 16845.
Si l’on aborde la question des remplacements qui seraient intervenus au fil du temps, le mystère du biseautage ne se dissipe guère. Les archives du Service d’architecture du château permettent de connaître en détail une intervention de remise en état de 338 glaces, en 1814-1815, par le miroitier Beaupré. Cette intervention a consisté à repolir la face visible des volumes pour en faire disparaître les graffiti injurieux ou dessins obscènes apposés durant les événements révolutionnaires. Seules 36 glaces furent remplacées, en raison d’accidents liés au biseautage. On apprend donc à cette occasion que, contrairement aux autres parties du château, les glaces de la Galerie n’avaient pas été pillées mais délibérément préservées pour servir « aux jouissances du peuple »6.
En examinant les séries de commandes du xviiie siècle, qui mentionnent explicitement des remplacements pour la Galerie, on totalise une soixantaine de fournitures au coup par coup, dont 22 expressément demandées en biseaux7. L’ensemble des remplacements d’Ancien Régime et de l’intervention de Beaupré représente donc un maximum de 90 glaces. Le parti d’origine du biseautage est ainsi confirmé, que corrobore un tableau (école française, début xviiie siècle) conservé au château, représentant l’audience donnée le 19 février 1715 à l’ambassadeur du Shah de Perse. Les glaces biseautées sont bien visibles en arrière-plan des personnages. La Galerie n’a pas été non plus pillée pendant l’occupation du château par les Prussiens, en 1870-1871, comme en témoigne également l’iconographie du temps. Il faut donc concentrer l’examen du problème sur une période relativement étroite, de 1682, date de la commande, à 1715 comme terminus ad quem et revenir sur l’origine de la fourniture et la technique avec laquelle elle a été réalisée.
- 1. Arch. Hist. St Gobain, F 21. Commande du 19 décembre 1707 et « recapitulation des articles de glaces qui ont été fournies pour la Chapelle de Versailles » (1709). ↑
- 2. Relevé de juin 2003 aimablement communiqué par le Service d’architecture du Château. Je remercie particulièrement M. Frédéric Didier, architecte en chef et Arnaud Amelot pour leur obligeance. ↑
- 3. Guiffrey, Comptes des Bâtiments du roi, sous le règne de Louis XIV, t. I année 1684 et Arch. Nationales 01 19901, glaces fournies aux Bâtiments du roi depuis 1680. ↑
- 4. 0119901 Nouveau tarif dit « Louvois » des Glaces fournies aux Maisons royales, 2 janvier 1684, et Arch. Hist. St Gobain A11, lettres patentes du 31er décembre 1683, renouvelant le privilège de la manufacture royale des glaces. ↑
- 5. Archives historiques de l’armée de terre. Je remercie mon confrère M. Thierry Sarmant, conservateur en chef, ainsi que Mathieu da Vinha, du Centre de Recherches du Château de Versailles, de m’avoir signalé les mentions qui suivent :
S.H.A.T, A1 fol. 188, lettre de Louvois au concierge de Monceaux, 11 octobre 1683 : « Continuez à soliciter sans relasche les gens de la manufacture d’envoyer les glaces nécessaires pour la Galerie du roy… »
A1 719 fol. 246, lettre de Louvois à Louis XIV au sujet des parquets destinés à supporter les glaces, dont la pose s’achève au bout de la Galerie. « Il ne faut point perdre de temps » (annotation de Louis XIV).
9 novembre 1684, du même au même : « il ne reste plus qu’une des croisées feintes à couvrir de glaces ». Le roi répond : « je seroy très aise de trouver la Gallerie achevée ». ↑ - 6. Mémoire des travaux de miroiterie, par Beaupré, SADV, 1814-1815-34. ↑
- 7. Arch. Hist. Saint-Gobain, cartons F2, F4, F5. ↑