Les vitraux offrent le corpus de verre plat le plus abondant, le mieux conservé et le mieux daté qui nous soit parvenu. Il est particulièrement considérable pour les xve et xvie siècles, car plus des trois-quarts des verrières anciennes recensées en France sont de ce temps1. Cette floraison coïncide avec l’essor de l’industrie verrière, qui atteint au même moment, principalement en Normandie et en Lorraine, un stade d’activité proto-industriel très remarquable2. Les liens entre production, commerce et usage du verre dans le vitrail s’imposent « naturellement » comme une logique matérielle. Les historiens des matériaux ont depuis longtemps saisi le bénéfice à tirer de l’observation et de l’analyse du verre des vitraux. Pourquoi ne pas orienter une telle approche au profit de l’histoire de l’art ?
Son ambition ne sera pas d’enrichir la réflexion des théoriciens de la couleur, dont Viollet-le-Duc, pour le vitrail, est le plus fameux représentant3, mais plus volontiers de développer la formule très intuitive de Louis Grodecki : « On devrait (...) se demander quelles étaient les raisons de chacune de ces évolutions (celles observées dans les vitraux), quel rôle y a joué le perfectionnement des techniques industrielles du verre, quelle a été l’importance des modifications du style de l’architecture à l’intérieur de laquelle les vitraux prennent place, quelle était enfin la part de l’évolution formelle propre à la peinture elle même »
4. Pourquoi ne pas esquisser une réponse à ces questions en se plaçant dans une logique concrète et technique ? Jean Lafond n’a pas négligé cette approche, partie constituante de son travail d’« archéologue » dont les nombreux fruits, longtemps mûris, nous sont offerts sous forme de synthèse dans son ouvrage de 1966, Le vitrail. Origines, techniques, destinées5. Mieux connaître les matériaux en usage chez les peintres verriers ne relève pas de la simple curiosité. Cela signifie être en mesure d’apprécier un aspect des nombreuses contraintes qui pèsent sur la naissance des œuvres et en saisir les conséquences possibles.
∧ Haut de pageI. Les outils de l’archéologue
Fig. 1. Rouen, Musée des Antiquités de la Seine-Maritime : vitrail des trimardeurs du port, provenant de la cathédrale de Rouen ; début du xiiie siècle avec de nombreux verres découpés dans des plateaux et présence d’une boudine (photographie M. Hérold).
Fig. 2. Montireau (Eure-et-Loir), église Saint-Barthélemy, baie 9 : pièce d’ajour du tympan découpée dans un plateau ; 2e quart du xvie siècle (photographie M. Hérold).
Fig. 3. Évreux, cathédrale Notre-Dame, tympan de la baie d’axe : séraphins avec « ondoiement » de la couleur, témoignage du soufflage en plateau ; vers 1467-1469 (photographie M. Hérold).
Fig. 4. Souancé-au-Perche (Eure-et-Loir), église Saint-Georges, baie 5 : vitrail de saint Georges, détail d’une pièce de verre blanc taillée dans un manchon ; 2e quart du xvie siècle (photographie M. Hérold).
Fig. 5. Paris, église Saint-Gervais-et-Saint-Protais, baie 9 : vitrail de sainte Isabelle de France, détail d’un ange, dont les ailes sont faites en verre dit vénitien ; vers 1510 (photographie M. Hérold).
L’observation en atelier
Toute étude commence naturellement par l’observation des vitraux, de préférence en atelier à la faveur de déposes, ce que pratique régulièrement le Corpus Vitrearum, pour l’instant sans l’aide d’aucun outil particulier hormis un œil exercé. La première étape du travail consiste en une critique d’authenticité pièce à pièce des panneaux de verre et de plomb. Elle conduit à la datation et à l’attribution de chacun des éléments qui composent le vitrail, sachant bien que le lieu de son exécution peut être éloigné de l’édifice où il est conservé et que les verres mis en œuvre proviennent presque toujours d’un site de production distinct, voire lointain.
Ces précautions prises, l’identification des techniques de soufflage est souvent possible. Voici quelques-uns des repères utilisés.
En raison des contraintes si spécifiques du soufflage, les pièces de verres taillées dans un plateau (fig. 1) sont d’épaisseur peu constante, allant de près d’un centimètre au niveau de la boudine, point d’ancrage du pontil qui en marque le centre, à parfois moins de 2 millimètres, non loin de sa circonférence, marquée par un bourrelet. À diverses exceptions près cependant, les éléments si caractéristiques que sont la boudine ou le bourrelet extérieur ne sont pas visibles. La première disparaît généralement parmi les chutes de coupe, le second, s’il n’a pas été éliminé, est caché par la mise en plomb. Soucieux d’économie, ou dans le but d’obtenir des effets particuliers, les peintres verriers ont pourtant dans bien des cas mis en œuvre les boudines, comme dans les grisailles décoratives provenant du château de Rouen (vers 1270), aujourd’hui au musée national du Moyen Âge, où on les voit « cassées », mais cependant sensibles au toucher et visibles, formant des épaisseurs à l’aspect verdâtre. Les verres en plateau et leurs boudines sont particulièrement observables lorsqu’ils occupent le tympan des baies, où ils abondent, clôtures économiques d’ajours (fig. 2). Ce qui permet encore d’identifier un verre soufflé en plateau vient de l’observation des cernes concentriques, sensibles en relief sur la face du verre qui présente aussi la boudine. Les verres de couleur, et surtout les verres plaqués se font remarquer par un ondoiement de l’intensité de la couleur très significatif, repérable surtout sur les grandes pièces (fig. 3). Il vient de l’irrégulière épaisseur du verre, qui accentue parfois très fortement l’irrégulière épaisseur de la pellicule de couleur plaquée. Lorsqu’un verre soufflé en plateau est attaqué par la corrosion, celle-ci travaille suivant les reliefs de la surface, qu’elle souligne de façon évidente.
Ces particularités ne valent pas pour les verres soufflés en manchon, bien plus malaisés à identifier. On note cependant leur épaisseur souvent égale : si elle augmente ou si elle diminue, c’est suivant un dégradé progressif. Les mêmes qualités peuvent être observées dans les verres plaqués de pellicules de couleur généralement fort régulières, qui peuvent aller en s’amincissant de façon très délicate6. Lorsqu’il est présent, le système de bullage est un indice déterminant, caractérisé par un réseau rectiligne et parallèle fréquemment très développé, qui, dans ce cas, ne laisse guère subsister de doute (fig. 4). On observe encore dans les vitraux des xve et xvie siècles faits de verres soufflés en manchon divers défauts. Larmes, bouillons, stries apparaissent ponctuellement. Plus caractéristiques sont les ondes aux parcours sans rapport avec le bullage, souvent bien visibles en surface. Très fréquemment aussi, une face du verre apparaît inégale, « gondolée » par de très nombreuses et légères « boursouflures » sensibles au toucher7.
Seul le soufflage en manchon autorise la fabrication de ces verres précieux, appelés verres vénitiens, ou à filets colorés (fig. 5). Ils sont produits à la façon des verres creux dits filigranés : leur principe est d’intégrer des baguettes, ou des fils de verre, le plus souvent rouges, mais aussi bleus, rose violet, ou autres, dans le verre blanc encore en fusion du manchon en cours de façonnage. On reconnaît ces verres à leur absence de relief et à la régularité des stries globalement parallèles et rectilignes, qui ne peuvent suivre, même dans leur usage le plus habile, ni les choix de coupe, ni le détail du dessin. Ces sortes de « rubans » de couleur sont intégrés dans la matière même du verre, mais en restant le plus souvent en surface ou presque. Avec ces repères, il n’est pas possible de confondre verres vénitiens et travaux de gravure sur verre ou encore avec la peinture à l’émail, qui cherchent souvent à les imiter8. En France, ces verres sont repérables d’une façon significative à partir des années 1460 environ, et ne sont plus guère employés au-delà de la décennie 1540-1550. Ils sont vraisemblablement très coûteux, si bien que leur usage désigne des verrières dont l'exécution a bénéficié de soins et de moyens financiers particulièrement importants9.
Fig. 6. Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Recueil des planches sur les sciences, les arts libéraux et les arts mécaniques avec leurs explications, Paris, 1772, vol. 10, « Verrerie en bois, ou grande verrerie à vitres (…) » : 2) un plateau ; 3) un panier de verre (photographie M. Hérold).
Fig. 7. Vitriaria : frontispice de la pompe funèbre du duc de Lorraine Charles III, par Mathieu Mérian ; 1610 (photographie M. Hérold).
∧ Haut de pageLes textes
Les archives offrent une seconde passerelle méthodologique entre historiens de l’art et historiens des matériaux. À ce propos nous nous trouvons tous d’accord pour affirmer l’importance du vocabulaire, le mode de conditionnement étant l’élément le plus significatif pour désigner les types de production. Les principales clefs de lecture pour le xviie siècle peuvent être rappelées à l’aide d’André Félibien. La plus utile concerne les unités de compte de chacun des deux produits, plateaux et feuilles soufflées en manchon : « Les pièces de verre rond se vendent à la Somme ou Pannier, il y en a vingt-quatre au Pannier (fig. 6), et cela s’appelle vingt quatre Plats (plateaux) de verre. (...) Les tables (feuilles soufflées en manchon) se vendent au Balot ou Balon, qui contient vingt-cinq Liens, et le Lien contient si tables de verre blanc (...). Quand le verre est de couleur, il n’y a que douze Liens et demy au Balot, et trois tables à chaque lien. »
10. Ces normes clairement énoncées doivent être confrontées à la pratique, naturellement plus complexe et fluctuante.
Leur ancienneté est assurée. Pour les plateaux, en témoigne par exemple un texte de 1465 en rapport avec la verrerie normande de Saint-Martin-du-Bosc, où il est fait état d’une somme de verre contenant 24 plateaux11. Ce n’est certainement pas ici une nouveauté, car le verre du Perche livré à la cathédrale de Chartres en 1375, ou celui en usage à Rouen dans les deux premières décennies du xve siècle est bien conditionné et compté par sommes12. Il faut cependant, au moins à cette date, se méfier du contenu réel de cette unité de compte. Les documents concernant la cathédrale de Chartres et les verreries du Perche soulignent sa valeur irrégulière : elle contient 12 plats (poix) seulement pour le verre blanc, comme pour celui de couleur, dans des achats faits en 1415 et 1416 auprès de Jehan de Voirre marchand de Longny-au-Perche (Orne)13.
Le verre soufflé en manchon est bien compté en liens. Mais les débuts ou les antécédents de l’usage de cette unité nous échappent. Le contenu des liens connaît aussi quelques fluctuations, cependant, la gravure de Mathieu Mérian, Vitriaria (1610) (fig. 7), où l'on voit clairement des lots de trois feuilles de verre, efficacement empaquetées et retenues entre elles par des liens faits de matière végétale, confirme la règle14. Il faut encore ajouter une unité de compte, dépendante comme les précédentes du conditionnement en vue du transport, la charrette, avec une charge fort variable15. Pour l’exemple, on note que les charrettes de verre lorrain livrées par Didier Georges au chapitre de la cathédrale de Sens en 1502-1503 contiennent 27 liens16. On saisit de la sorte les difficultés de travailler avec ces mesures, d’autant que la question se complique encore lorsqu’il y a comptage par caisse, ce qui est le cas souvent pour des transports lointains17, au poids18, ou suivant la surface19. Mais au-delà des divers obstacles, inévitables en matière de mesures anciennes, le vocabulaire en usage à la fin du Moyen Âge et au temps de la Renaissance témoigne du type de soufflage avec une faible marge d’erreurs20.
Le relevé de toutes les indications à valeur qualitative n’est pas moins important. Deux appellations majeures servent de guide, « verre de France » et « verre de Lorraine ». Elles sont habituellement interprétées de la façon suivante : la première serait relative au verre en plateau, essentiellement produit en Normandie ; la seconde correspondrait au verre en manchon, dont le lieu de production principal fut longtemps la Lorraine. Mais la confrontation avec la réalité montre qu’il s’agit avant tout d’appellations relatives à une façon. Selon les fluctuations de l’histoire de la production, elles correspondent ou non à une réalité géographique. En revanche, chacune recouvre une réalité technique et qualitative certaine. Sauf mention contraire, le verre dit de France est soufflé en plateau ; le verre à la façon de Lorraine est produit en manchon.
Reste maintenant à accumuler le plus grand nombre de documents utiles.
- 1. Ce constat est tiré des résultats du Recensement des vitraux anciens de la France, dont le huitième volume, consacré à la Basse-Normandie, est paru en novembre 2006. ↑
- 2. Voir pour la Lorraine : Rose-Villequey Germaine, 1971, Verre et verriers de Lorraine au début des Temps modernes, Paris, et Ladaique Gabriel, 1970, Deux siècles de travail verrier dans la Vôge (1448-1636), Doctorat de 3e cycle, Université de Nancy. Pour la Normandie, consulter en dernier lieu Belhoste Jean-François, 2003, « La Normandie, grande région verrière », L’Architecture de la Renaissance en Normandie, tome 1, Caen. Philippe Michel, 1998, Naissance de la verrerie moderne xiie-xvie s., Turnhout. ↑
- 3. Viollet-le-Duc Eugène, 1868, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du xie au xvie siècle, article « Vitrail », t. IX, p. 386-406. ↑
- 4. Grodecki Louis, 1990, « La couleur dans le vitrail du xiie au xvie siècle », dans Le Moyen Âge retrouvé, Paris, p. 139-147. ↑
- 5. Se reporter au chapitre « La technique », p. 39 à 70 de la réédition de 1988. ↑
- 6. Si on le désire les deux teintes peuvent être mêlées pour obtenir des verres dits fouettés ou chamarrés. ↑
- 7. Est-ce le résultat d’un étendage et de la re-cuisson du manchon dans de mauvaises conditions, ou de la cuisson de la peinture dans le four du verrier ? La première hypothèse paraît la plus vraisemblable, dans la mesure où les verres en question ne paraissent pas avoir subi une sur-cuisson ; ils ne sont pas « bouillis ». ↑
- 8. Lafond Jean, 1962, « La technique du vitrail : aperçus nouveaux », dans Arts de France, II, p. 248. Un excellent exemple d’imitation de verre vénitien à l’aide de jaune d’argent et d’émaux peut être signalé dans la scène de la vision de saint Pierre à Joppé de Saint-Étienne de Beauvais (baie 16, 1548). ↑
- 9. D’autres verres « précieux » sont en usage au même moment, des verres aspergés (dans ce cas, la pâte, presque toujours rouge, s’est répartie d’une façon plus aléatoire à l’intérieur même du verre), marbrés etc. Tous semblent soufflés en manchon. ↑
- 10. Félibien des Avaux André, 1690, Des principes de l’architecture, de la sculpture, de la peinture et des autres arts qui en dépendent, Paris, p. 265. ↑
- 11. Archives départementales de la Seine-Maritime, G. 2500 bis, f° 88. ↑
- 12. Delaporte abbé Yves, 1926, Les vitraux de la cathédrale de Chartres, Chartres, , p. 22 et 23. ↑
- 13. Delaporte, 1926, op. cit., p. 25-26. Le prix du plat de verre de couleur est ici double de celui du verre blanc. ↑
- 14. Le contenu du lien est fluctuant, de façon que le calibrage et le conditionnement répondent au mieux aux conditions économiques et commerciales. Vers 1530, cependant, l’initiative est prise de compter les feuilles de verre blanc par liens de six et ceux de verre de couleur par liens de trois, le prix du verre de couleur étant alors le double du prix du verre blanc. Cf. Rose-Villequey, 1971, op. cit., p. 195-196. ↑
- 15. Rose-Villequey, 1971, op. cit., p 197 et 198. ↑
- 16. « A esté achapté par mesd. srs. de Didier Georges, marchant de verre, trois charretées de verre tout de diverses couleurs au pris de XVI l. X s. t. chacune charretée et y doit y avoir vingt sept liens en chacune charretée et aud. pris valent lesd. troys charettés (sic) cinquante deux livres X s. t. Pour ce icy : LIIl. X s. t. ». Cité d'après Denis Cailleaux, 1999, La cathédrale en chantier. La construction du transept de Saint-Étienne de Sens d’après les comptes de la fabrique (1490-1517), Paris, p. 527, n° 1063. ↑
- 17. Rose-Villequey, 1971, op. cit., p. 195 et 196. ↑
- 18. Ladaique, 1970, op. cit., p. 82 et Rose-Villequey, 1971, op. cit., p 196 : le poids d’un lien de verre était évalué à treize livres, comme le précisent les ordonnances ducales de 1557 et de 1561. ↑
- 19. Il ne faut pas confondre ici le prix payé pour la réalisation d’un vitrail, le plus souvent compté au pied carré et le prix attribué au verre non mis en oeuvre. L’inventaire du peintre verrier parisien Thomas Mignot (1583), par exemple, fait état de « Deux sommes de verre 7 écus. Cent vingt liens de verre à 9 sols pièce 19 écus. Cent pieds de verre à 4 sols le pied 7 écus 4 s. t. » (Cf. Grodecki Catherine, 1985, Documents du minutier central des notaires de Paris. Histoire de l’art au xvie siècle (1540-1600), t. I, Paris, p. 243, n° 320). Cette dernière mention présente une partie du stock de verre compté suivant la surface ; est-ce parce qu’il s’agit d’un vrac ? ↑
- 20. Dans l’ouvrage de la série Études du Corpus Vitrearum, 2003, « Pictor et veyrerius ». Peintres et peintres verriers de Provence (xive-xviie s.), Paris, p. 149-155, Joëlle Guidini-Raybaud étudie les divers aspects de l’usage du verre dans les ateliers provençaux de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance : son origine, ses modes d’achat et de transport, son prix etc. Bien que très loin de son lieu de production, le verre lorrain semble ici dominer à la fin du xve et au xvie siècle. ↑