Introduction
Située à mi-chemin entre Laon et Mons, l’Avesnois-Thiérache est une interface entre la France et les Pays-Bas espagnols. En effet, aux xvie et xviie siècles, la Thiérache est française alors que l’Avesnois situé dans le Hainaut est espagnol jusqu’au rattachement de la Pairie d’Avesnes à la France en 1659. La zone d’étude s’étend sur 100 km2 de part et d’autre de la frontière.
C’est une région forestière riche en sablières. La plus vieille verrerie, La Quiquengrogne, se trouve sur le territoire français de Wimy1. Sa fondation mythique remonterait à la fin du 1290, mais sa probable exploitation date plutôt des années 14002. En 1491, la verrerie de La Folie3 voit le jour à moins d’un kilomètre au nord de Quiquengrogne, sur le terroir français de Clairfontaine. À la fin du xve siècle, ces deux fournaises sont entre les mains de Nicolas de Colnet4. En 1568, son petit-fils Jehan Colnet, époux de Françoise de Brossard, obtient l’autorisation de se servir en combustible dans le Bois-Gérard de Wimy, voisin de son « four à verre de La Folye »
5. En 1576, Claude de Brossard, René Pillemier et la veuve de Gallet Bigot sollicitent du roi la permission de prendre du bois de la forêt de Wimy au sud du Bois-Gérard pour alimenter le four de la verrerie de Beauregard, un kilomètre à l’ouest de Quiquengrogne6. Ce dernier établissement fait l’objet d’une nouvelle demande le 11 avril 15787.
L’Avesnois-Thiérache est donc une région verrière dont l’historiographie a surtout retenu la tradition de « menu verre » avant l’arrivée des Lorrains. Les archives et l’archéologie prouvent pourtant que l’Avesnois-Thiérache est de « gros verre » tant « façon de France » que « façon de Lorraine ».
∧ Haut de pageI. La dynamique des verreries en Thiérache française : « menu » et « gros verre » pour répondre au marché local
Des verreries sont encore créées au xviie siècle, comme celle de Mondrepuis par Jacques Bigot. Inscrit au terrier de Mondrepuis de 1612, l’écuyer Jacques de Bigot possède « cinq paquets de terre assis en la rüe neuve sur lequel est bastie une vererie a luÿ appartenant la moitié allencontre de Jacque de Mathieu escuyer »
8. Ces fournaises thiérachiennes sont traditionnellement réputées de « menu verre », les Mathieu étant par exemple une famille champenoise de « menu verre »9. Rien n’indique une fabrication de « gros verre » ou verre plat. Pourtant un Thyzac, spécialiste du verre plat « façon Lorraine », est domicilié à Mondrepuis en 161910. Pourquoi n’aurait-il pas travaillé à la verrerie de Mondrepuis ? Jacques Bigot est cité dans la charte du 2 janvier 1600, lorsque les verriers de Charles-Fontaine, de Thiérache et de Picardie obtiennent du roi de France Henri IV le maintien de leurs privilèges11. C’est prépondérant pour la bonne marche de leurs affaires car l’absence d’imposition sur leurs produits verriers facilite le commerce dans le royaume français. Les Brossard, Bongard et Vaillant sont aussi mentionnés dans cette charte. Or ces familles se sont illustrées dans le verre plat en plateau de France. La Thiérache semble donc bien une région de verre plat.
En 1572, Guillaume Bongard effectue des achats de terre en Hainaut, sur Wignehies12. Puis il enjambe la frontière des Pays-Bas et devient maître-verrier en France, en la « haye paroisse »
de Clairfontaine en 157413. Il travaille sûrement dans sa propre verrière récemment créée, Follemprise14. En 1584, Guillaume Bongard poursuit ses activités et étend ses propriétés en obtenant en arrentement une queue de bois de la Haie de Fourmies en Hainaut, touchant son four à verre de Clairfontaine15. Guillaume relève ce fief en 158516, prémices de la création de la verrerie du Houÿ-Monplaisir en 1599 en Hainaut, tandis que Follemprise est en terre de France17. La perméabilité de la frontière entre ses deux verreries pratiquement en vis-à-vis est sans nul doute un atout qu’a voulu exploiter l’entrepreneur pour s’ouvrir à moindres frais les marchés de France et des Pays-Bas.
La découverte en 1998 par Pierre Dégousée du site de Follemprise a permis de mieux appréhender l’histoire du verre plat dans cette région. L’étude du mobilier retrouvé a facilité la datation par des repères historiques, esthétiques et chimiques qui laissent peu de place au doute18. Bien des types de façonnage sont présents dans ces matériaux de la fin du xvie siècle : verres à boire « façon de Venise », gobelets « allemands », bouteilles... En sus de ce « menu verre », ont été retrouvés nombre de morceaux de verre plat d’un à deux millimètres d’épaisseur. L’analyse chimique des échantillons prouve qu’il existe une grande homogénéité de composition vitrifiable19. Dans l’ensemble, elle est de faible teneur en potassium (environ 6 %) et en soude (moins de 1 %), mais riche en calcium (supérieur à 20 %). Si les verres de forme ont une teneur calcique comprise entre 20 et 25 %, celle du verre plat oscille entre 25 et 30 %, peut-être pour répondre à une nécessité technique20.
La production de Follemprise est remarquable par sa composition chimique qui se démarque de celles connues en France21. La diversification répond certainement aux besoins de la clientèle locale. Il est alors possible que « menu et gros verre » soient fabriqués de concert sur les sites de Quiquengrogne, La Folie22 et Beauregard. Vers la fin du xvie siècle, la fournaise du Rond-Buisson, œuvre des Brossard à deux kilomètres à l’est de Quiquengrogne sur le territoire de Mondrepuis, ne doit pas déroger à cette règle commerciale23. Les verreries de l’Avesnois-Thiérache ne connaîtraient donc pas encore une spécialisation exclusive dans le « menu » ou le « gros verre ». Leur marché serait local voire régional.
C’est certainement le cas de la verrerie du Houÿ-Monplaisir érigée sur le fief relevé par Guillaume Bongard en 1585. Elle est autorisée à produire du verre le 26 juin 159924. La famille Bongard applique alors certainement la même pluriactivité dans cet établissement qu’à Follemprise. Le Grand Houis passe entre les mains de Jean de Vaillant en 160925. Or les Vaillant, dont Jean cité dans la charte de 1600, façonnent par tradition du verre plat « façon de France ». En décembre 1629, sa veuve achète toujours du bois, certainement pour la verrerie26. Vers 1638, Charles de Hennezel de Belleroche épouse une demoiselle Magdeleine Le Vaillant27. Du verre plat « façon de Lorraine » a donc pu être façonné en complément du verre plat de France.
- 1. À cette époque, ce lieu dépend de la paroisse de Clairfontaine ; Arch. Dép. Aisne, B 1150, Bailliage de la Fère. Clairfontaine et Wimy, arrondissement de Vervins, département de l’Aisne. Voir la carte Le verre plat en Avesnois-Thiérache aux XVIe et XVIIe siècles. Y figurent les dates extrêmes connues ou estimées de chaque verrerie, le « ? » pour l’incertitude et les « … » pour toute cessation d’activités hors de notre champ chronologique. ↑
- 2. Le tableau-réclame dessiné pour l’Exposition de Bruxelles de 1841 stipule un début d’activités vers 1290 ; cité par Hennezel d’Ormois J., 1933, Gentilshommes verriers de Haute-Picardie, Charles-Fontaine, Nogent-le-Rotrou, imprimerie Daupeley-Gouverneur, p. 284-285, fig. 21. Le communiqué des Verreries de Quiquengrogne, Journal de l’Aisne, 27 et 28 mai 1839, indique un début d’exploitation vers 1400. Cet établissement ferme en 1935. ↑
- 3. Philippe M., 1998, Naissance de la verrerie moderne, XIIe-XVIe siècles, Aspects économiques, techniques et humains, De Diversis Artibus, t. XXXVIII, Brepols, p. 82, tableau 14. ↑
- 4. Hennezel d’Ormois J., op. cit., p. 276. ↑
- 5. Le 18 juin 1568 ; Arch. Condé, Chantilly, carton D 45. ↑
- 6. Le 4 juillet 1576 ; Hennezel d’Ormois, op. cit., p. 257 (et non « p. 277 », Association Française pour l’Archéologie du Verre [AFAV], bulletin 2002-2003, p. 49, note 5).
La Folie figure encore sur le cadastre de Clairfontaine de 1836, desservie par la « sente du four », au nom évocateur ; Arch. Dép. Aisne, Clairfontaine, Plans cadastraux. Beauregard, territoire de Clairfontaine, existe en propre alors que jusqu’ici plusieurs auteurs dont Stéphane Palaude (AFAV, bulletin 2002-2003, p. 46), pensaient que ces deux sites ne formaient qu’un. ↑ - 7. Arch. Condé, Chantilly, carton D 45. ↑
- 8. Arch. Dép. Aisne, E 65, fol. 232 et suivants, Titres de famille, Terrier de Mondrepuis, clos le 10 juillet 1612, copié et certifié le 18 avril 1723. Verrerie découverte par Stéphane Palaude, objet d’une prochaine communication. ↑
- 9. Philippe, op. cit., p. 248. ↑
- 10. Arch. Dép. Aisne, B 1150, Bailliage de la Fère. Jean Tisac, sieur de Béru, obligation contractée envers Jean, Jacques et autres Hennezel le 10 juillet 1619. ↑
- 11. Arch. Nat., R4, 985, Papiers des Princes. Apanage d’Orléans.
Parmi les bénéficiaires, figurent « Guillaume de Bongart et Ferry de Brossart ». Guillaume Bongard est cité pour sa verrerie de Follemprise, sise sur le territoire de Clairfontaine et Ferry Brossart peut-être au titre de sa verrerie du Rond-Buisson, sise sur le territoire de Mondrepuis (voir plus loin).
Suivent « Jacques de Saingrest dict de Provence, Jacques Bigot, Nicolas de Foucault, Louis de Liège, Jacques Bongart, Antoine Brulle, Jean Vailliant, Jean de Brossart, François et Enguerrant de Brossart, François de Brossart le jeune, Jean et Thomas Dorlodot et Toussaint de Remory de Collaus ». Louis de Liège représente la verrerie de Quiquengrogne puisqu’il a épousé la veuve de Pierre de Colnet, Nicole de Liège. Louis déclare la moitié des biens de Quiquengrogne en 1612. Arch. Dép. Aisne, E 73, fol. 35 et suivants, Titres de famille, Terrier de Wimy, clos le 12 juillet 1612, copié et certifié le 5 janvier 1723 ; Hennezel d’Ormois, op. cit., p. 277. ↑ - 12. Village au nord de Clairfontaine ; département du Nord. Arch. Dép. Nord, XI B 103-104, Baillage d’Avesnes, Embrefs de la paierie d’Avesnes (1572-1596). ↑
- 13. Transaction du 1er septembre 1574 ; Arch. Dép. Nord, XI B 103-104, Bailliage d’Avesnes, Embrefs de la paierie d’Avesnes (1572-1596). ↑
- 14. Voir Palaude S. et Dégousée P., « A la découverte de Follemprise, verrerie thiérachienne de la fin du XVIe siècle », AFAV, bulletin 2002-2003, p. 46-50. ↑
- 15. Arch. Nat., R4* 1109, fol. 375, Papiers des Princes. Apanage d’Orléans, Inventaire des actes de la pairie d’Avesnes (1742). ↑
- 16. « Le 8 mars 1585 … par Guillaume Bongard, Maistre vairier demourant au territoire de Clerfontaine qui remontre avoir obtenu en vente de Monseigneur le duc d’Arschot en fief une queue de bois dependant de la haye de Fourmies contenant deux muids ou environ tenant au four à vaires dudit Bongard et d’aultres costés à la ditte haye de Fourmies » ; Arch. Dép. Nord, XI B 613, Bailliage d’Avesnes, Pairie d’Avesnes. Registre des embrefs de fiefs de la Pairie d’Avesnes (1546-1589). ↑
- 17. Voir plus loin. Les verreries de Monplaisir ferment leurs portes dans la seconde moitié du XIXe siècle. ↑
- 18. Dégousée P., Velde B. et Palaude S., « Analyse d’échantillons de Follemprise (Nord de la Thiérache française, fin XVIe siècle) », AFAV, bulletin 2004, p. 34-37. ↑
- 19. Analyses réalisées par Bruce Velde. ↑
- 20. Voir graphiques joints. ↑
- 21. Dégousée P., Velde B. et Palaude S., op. cit., p. 34-37. ↑
- 22. Cependant rien n’indique la pérennité du site. A-t-il survécu à son créateur, Jehan Colnet ? Sans doute non. ↑
- 23. L’implication thiérachienne des Brossart s’impose même si ce nom reste attaché à la verrerie de Charles-Fontaine, paroisse de Saint-Gobain. Selon Stéphane Palaude, l’existence de la verrerie du Rond-Buisson relève certes de l’hypothèse, mais deux détails interpellent : 1° à la signature du contrat de mariage de Reine de Bongard en 1605, sont présents son oncle Fery de Brossard, écuyer, seigneur de Rond-Buisson, et son épouse Magdeleine de Bongard. Ces derniers demeurent à la verrerie de Follemprise (Arch. Dép. Aisne, B 2892, fol. 76-78, Bailliage de Saint-Quentin ; et non « B 2872 », AFAV, bulletin 2002-2003, p. 49, note 24). Or le second patronyme permet de se différencier des autres membres d’une même fratrie. Cela se rattache à un lieu chargé de prestige ou d’histoire créative verrière ; au Rond-Buisson, pour Fery, pourquoi pas ? Sa domiciliation à Follemprise en 1605 implique la cessation de l’activité artisanale du verre au Rond-Buisson auparavant. 2° Il existe un lieudit au Rond-Buisson de Mondrepuis appelé « les prés des fours » mentionné dans le devis de la route royale d’Avesnes à Mézières en 1752 (Arch. Dép. Aisne, C 492, Intendance). L’aqueduc du pré des fours figure toujours au rapport des Ponts et Chaussées daté du 30 octobre 1842 (Arch. Dép. Aisne, 1 Mi 129, boîte 2). ↑
- 24. Dubois J., 1984, Simple histoire régionale du verre, Fourmies, Ecomusée de la Région de Fourmies–Trélon éd., Imprimerie Diffusion Offset, p. 17. ↑
- 25. Jean de Vaillant a acquis de Philippe de Laigret « trois muids d’héritages, une queue de bois de la haye de Fourmies commençant du long de la ditte haye selon que les bornes sont plantées en pointe au francq bois de Hérisson [Hirson] tenant à Guillaume Bongard de deux sens » ; Arch. Dép. Nord, XI B 612, Bailliage d’Avesnes, Pairie d’Avesnes. Répertoire des fiefs tenus de la cour féodale mentionnant des reliefs (XVIIIe). Nous ignorons le lien de succession de Philippe de Laigret avec Guillaume Bongard. Notons simplement qu’à la signature du contrat de mariage de Reine de Bongard en 1605, sont présents ses cousins : Philbert et Jacques Legret ; Arch. Dép. Aisne, B 2892, Bailliage de Saint-Quentin. ↑
- 26. Arch. Dép. Nord, 9 H supplément 30, Abbaye de Liessies, Comptes de l’abbaye de Liessies sur le fief de trois muids de la haie de Fourmies. ↑
- 27. Arch. Dép. Aisne, B 1150, Bailliage de la Fère. Cette union pourrait être antérieure. Le lien de parenté est inconnu. ↑