∧ Haut de pageIntroduction : le verre et les rêveries élémentaires
« Ils foulent dans leurs fourneaux le saphir en y ajoutant un peu de verre clair et blanc. Et ils fabriquent des feuilles de saphir précieuses et assez utiles dans les fenêtres.1 »
La poésie qui sourd de ces quelques lignes du très sage moine Theophilus, auteur d'un célèbre Essai sur les divers arts, me servira d'introduction aux images qui, dans la littérature médiévale, entourèrent le verre, glace, cristal, voirre, verrière, verrine. Transparence et pourtant couleurs, lumière où se jouent le feu et l'eau, parfois ambivalente comme la fenêtre qu'on peut ouvrir ou fermer, et fascinante comme le miroir des fontaines où l'on peut se perdre ou se connaître, la mince paroi immatérielle de la vitre fit rayonner dans l'imaginaire de ce temps une véritable constellation de symboles dont mon florilège offrira ici un tout petit bouquet.
Avant le verre, il y a son fragile prototype, la glace, que le moine voué au silence symbolisait par la succession des signes de l'eau et du dur, le premier des miroirs où capter l'instant fugitif ; malgré l'inscription dans la durée que souligne ici la succession propre au langage des signes, le miroir et son eau figée ressortissent davantage des schèmes de l'imaginaire spatial que de ceux du temps, réservé aux eaux courantes. Aussi n'est-ce pas d'une muraille de verre que la jeune fille amoureuse avait, chez Chrétien de Troyes, entouré son amant, mais bien d'une muraille d'air, non point un mur froid et sans épaisseur, mais une enceinte de vent, un air mobile, agressif, plein d'hostilité. Libérer l'amant de l'emprise de cet amour possessif et ravageur, ce fut redonner à la vie sa libre circulation et au temps son cours2.
∧ Haut de page1. Le verre et la merveille
Gants, souliers, pont, barque de verre...
Dans la littérature religieuse où, depuis saint Paul, le miroir tient une place essentielle, mais aussi dans la littérature vernaculaire et romanesque, ce subtil amalgame de croyances folkloriques (au sens noble du terme) et de traits contemporains, le verre se place résolument du côté du merveilleux.
Voici la hutte de feuillages, la cabane misérable où dorment les amants proscrits, Tristan et Iseut, amaigris de jeûne et de souffrance. Par les branches mal jointes coule sur le visage de la reine « clair comme glace » un rai de soleil « qui la face lui brande (lui brûle) »
. Alors Marc, toute colère soudain oubliée, remet au fourreau son épée et place dans l'interstice feuillu un de ses gants de verre. Ce gant dont on a longuement expliqué la symbolique féodale, puisqu'il représente la remise sous saisine de la légitime épouse du roi, ce gant, certes, choqua les graves philologues de naguère qui remplacèrent l'invraisemblable « verre » par un gant de « vair », comme pour certaine pantoufle de verre bien connue. Et pourtant, de même qu'en la verrière traversée par la flèche de feu du soleil, ce gant que le roi interpose entre lumière et visage comme pour mieux signifier sa possession renouvelée, est bien un gant de voirre, comme l'ont démontré les folkloristes, un de ces objets magiques dont la fée Iseut, experte en herbes guérisseuses, fit don à son royal époux, ainsi qu'elle aurait dû le faire du philtre.
Iles et royaumes, palais de verre...
Ce gant de verre, qui n'a rien à voir avec nos modernes vraisemblances, est le pair de tant d'autres talismans, tels ces souliers de verre qu'on chausse pour venir à bout d'impossibles missions. Nous rencontrons sur ce chemin un pont tout de verre que Perceval, en l'une des Continuations, emprunte pour s'en aller vers l'Inconnu. Dans Erec et Enide, l'un des rois lointains règne sur l'Ile de Verre, une île de la sérénité et du soir où jamais ne se fait entendre le bruit des tempêtes, où il fait toujours doux, où manquent les bêtes féroces3. Cette île transparente, qui tremble là-bas à l'horizon incertain des vagues, est un autre avatar d'Avallon. On ne s'étonnera pas qu'il faille pour la rallier sauter derrière la fée, dans sa barque de verre4. À la montagne de cristal dont la cime se perd dans les nuages, image chère aux récits orientaux, se superpose la vision océane du Voyage propre aux mythes celtiques quand l'ermite Brendan découvre un jour, après la messe, au milieu des flots, une haute colonne de verre5 :
« Elle était plus haute que l'éther ; en outre elle était recouverte d'un auvent ajouré [...] couleur de l'argent, mais qui semblait plus dur que marbre [...] La colonne était d'un cristal très pur ».
Brendan fait pénétrer les bateaux dans la colonne afin de « voir les merveilles de notre Créateur »
. Et à l'intérieur, les voyageurs découvrent : « ... que la mer était transparente comme le verre, en raison de sa limpidité si bien qu'ils pouvaient apercevoir tout ce qui était dessous. »
Eau et ciel se mêlent en ce parfait miroir où la lumière du soleil est aussi « forte à l'intérieur qu'à l'extérieur »
.
Dans ce très riche texte latin du ixe siècle, nous retrouvons le rôle essentiel de la transparence, conçue comme parfaite connaissance, la mer devenue une sorte de verrière permet à qui regarde d'être à la fois ici et de l'autre côté du miroir.
Le même rêve d'absolue transparence, mais cette fois sur un mode nostalgique, explique les paroles de Tristan, déguisé en fou pour pouvoir entrevoir Iseut, jouant son désir devant la cour secouée du gros rire supérieur des installés de la vie :
« Sire, répond le fou, là-haut dans les airs, j'habite dans un palais ; il est tout en verre, magnifique et spacieux. Le soleil y rayonne de toutes parts. Il flotte dans le ciel suspendu parmi les nuages et nul vent ne l'agite ni ne l'ébranle. Il comporte une chambre de cristal toute pavée de marbre, le soleil à l'aube l'illumine tout entière6. »
- 1. Theophilus, moine artisan du xiie siècle, 2000, Essais sur divers arts, Paleo, p. 79. ↑
- 2. Chrétien de Troyes, 1994, Œuvres complètes, Erec et Enide, édition Daniel Porion, La Pléiade. ↑
- 3. Les romans de Chrétien de Troyes, Erec et Enide, 1978, édité par M. Roques, Paris, Champion : l'Ile Noire (variante d'un manuscrit = Isle de Voirre) v. 1897. ↑
- 4. Sur tous ces points, je suis Walter Ph., 1990, Le gant de verre, le mythe de Tristan et Yseut, Artus. ↑
- 5. Bouet P., 1986, Le fantastique dans la littérature latine du Moyen Âge, La navigation de saint Brendan, Presses Universitaires de Caen. ↑
- 6. Tristan et Iseut, édition de Payen J.-Ch., 1974, Paris, Garnier, Folie d'Oxford, p. 274. ↑