II. La mise en œuvre du verre dans l’élaboration d’une verrière monumentale
Les quatre aspects suivants sont envisagés : la caractérisation du verre à vitrail, les tâches du verrier et enfin, les deux stades de l’élaboration d’un vitrail concernant exclusivement le verre : le choix et la coupe des verres.
a. Caractérisation du verre à vitrail
Lors de l’examen des vitraux en atelier, toute une série de caractéristiques du verre peuvent être relevées sur les parties authentiques : des particularités structurelles (bulles, inclusions, stries, variations d’épaisseur) (fig. 2), des traces d’outils utilisés pour l’abrasion des verres doublés (fig. 3), des signes d’altération (corrosion ou griffes consécutives à un nettoyage trop agressif) (fig. 4).
Les particularités structurelles inhérentes au verre sont liées au mode de soufflage, comme l’a déjà montré Michel Hérold36 : le soufflage en plateau ou en manchon. Les verres soufflés en plateau sont caractérisés notamment par des cernes concentriques, un réseau concentrique de bullage et l’irrégularité de l’épaisseur du verre. Les verres soufflés en manchon présentent divers défauts : larmes, bouillons, stries ponctuelles, sans rapport avec le bullage. Mais dans de nombreux cas, il est délicat de mettre en corrélation les traces observées avec l’un ou l’autre mode de fabrication du verre.
Les verres utilisés pour les têtes de la chapelle du Saint-Sacrement de la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule à Bruxelles par le maître-verrier anversois Jean Hack ont-ils bien été soufflés au manchon ? Le réseau des bulles semble rectiligne, le verre est relativement régulier dans son épaisseur, même s’il ondoie. On remarque aussi des stries (fig. 5). Dans le cas des vitraux de Scry (vers 1560-1565), on inclinerait plutôt à envisager la technique du plateau : l’épaisseur des verres varie de 1 à 2,9 mm, avec souvent d’importantes variations au sein d’une même pièce, pouvant aller jusqu’à 1,8 mm (fig. 6), et les reliefs de la surface sont soulignés par la corrosion (fig. 7).
Fig. 5 : Tête d’un Juif d’Enghien provenant du vitrail de Marie de Hongrie de la chapelle du Saint-Sacrement de la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, actuellement conservée aux Musées royaux d’Art et d’Histoire, à Bruxelles (cliché I. Lecocq).
La distinction n’est pas facile ; ce n’est qu’en multipliant et en recoupant les observations que l’on pourra aisément reconnaître les techniques traditionnelles de soufflage, la « première étape à atteindre »
37.
Certains verres ont la particularité d’être doublés, comme les verres rouges. Habituellement, ces verres sont composés d’une mince couche de couleur plaquée sur du verre blanc. Parfois, certains verres présentent une couche de verre rouge incluse entre deux couches de verre blanc. Cette observation a été faite par G. Weber du Centre archéométrique de l’Université de Liège sur la base d’une stratigraphie d’un fragment mesurée au moyen d’un microscope optique38. En 1896, dans sa note sur les verres des vitraux anciens, l’ingénieur Léon Appert relève le cas pour des verres verts du xvie siècle ; il interprète ce procédé comme un traitement facilitant la décoration du verre, le jaune d'argent pouvant alors être appliqué sur les deux faces39. Effectivement, dans le cas de verres composés d’une couche rouge incluse entre deux couches de verre blanc, le jaune d’argent a été appliqué à l’avers, contrairement aux autres calibres rouges « traditionnels », où le jaune d’argent a été appliqué au revers, comme c’est traditionnellement le cas.
∧ Haut de pageb. Tâches du verrier
Les sources écrites n’explicitent pas les tâches effectivement dévolues au verrier. En effet, celui-ci apparaît tantôt comme un artiste qui peint sur le verre, tantôt comme un ouvrier du bâtiment, qui s’occupe de la confection des vitres. Pendant le xvie siècle, le fossé s'accentue entre les aspects artisanaux et artistiques de l’exécution d’une fenêtre : ceux qui font des vitraux monumentaux et historiés sont distingués de ceux qui ne fabriquent que des vitres serties dans le plomb. Deux gravures sur bois de Jost Amman illustrant le Livre des Métiers de Hans Sachs rendent bien compte de cette réalité (fig. 8). Ces aspects artisanaux ou artistiques ne sont vraisemblablement pas pris en charge par les mêmes personnes au sein de la corporation. La meilleure preuve à l'appui est livrée par les règlements de corporation de Tournai (1480) et de Mons (1487, précis en 1592) qui offrent au verrier la possibilité de choisir entre deux types de chefs-d'œuvre, selon qu'ils se destinent à peindre sur le verre ou qu'ils envisagent de travailler exclusivement sur du verre blanc.
Le clivage se fait sentir progressivement dans la terminologie, non sans quelque confusion40. Dans le règlement de Tournai, la qualité de verrier désigne aussi bien le simple vitrier que le réalisateur de vitraux peints. Le règlement distingue aussi des peintres sur verre, dont les compétences n'apparaissent pas clairement. En 1534, à Anvers, apparaît dans le livre de la gilde le vocable de ghelasscriver, servant à distinguer le peintre sur verre de ses autres confrères verriers. Ce terme qui s'introduit progressivement dans les autres cités flamandes est remplacé au xviie siècle par celui de ghelasen schilder. En Wallonie, on recourt progressivement au vocable de painctre verrier, de maître pintre en vitre, etc. Toutefois, pendant un certain temps, les dénominations moins spécifiques de glasewerker, de glasemaker, de vitrifex, de voirier et de verriereur continuent à désigner les peintres sur verre.
∧ Haut de pagec. Choix des verres
Comme on l’observe sur la gravure de Jost Amman, le verrier dispose d’une réserve de verre en feuilles. En 1566, on trouve chez le verrier tournaisien Antoine Bourgeois « vingt cincq piéches de voires coullouré »
41.
Le choix des verres, de sa qualité et de sa couleur, paraît incomber au verrier : c’est lui qui est le mieux au fait et le plus habitué à savoir comment les verres traversés par la lumière interagissent entre eux et comment ils prennent la grisaille42. Les verres doivent être de bonne qualité. L’historiographe Vasari (1511-1574) donne des informations à ce sujet. Il dit que les verres choisis doivent avoir deux qualités essentielles : la transparence lumineuse et une gamme colorée nette et sans confusion. Vasari déclare aussi que les verres français, flamands et anglais sont meilleurs que les vénitiens : « ces verres [vénitiens] chargés de couleurs savamment superposées rayonnent d’une lumière magnifique, inconnue aux couleurs naturelles, mais l’épaisseur des tons les rend opaques »
43.
Outre ces aspects qui relèvent principalement de l’esthétique, interviennent des paramètres techniques dans le choix des verres. En effet, certains verres ne prennent pas bien la grisaille, comme le jaune d’argent.
∧ Haut de paged. Coupe des verres
Fig. 9 : Bruxelles, cathédrale Saints-Michel-et-Gudule, marques sur deux pièces de verre du vitrail du Jugement Dernier (1528) (cliché I. Lecocq).
La coupe des verres ne se fait pas librement. Vasari donne ces informations : « pour découper chaque plaque à la dimension indiquée sur le carton, on marque, avec un pinceau chargé de céruse, le contour des pièces sur les plaques de verre posées sur le carton ; chaque morceau reçoit un numéro pour le retrouver au moment de l’assemblage, numéro qu’on efface une fois l’ouvrage terminé »
44. Des marques d’assemblages apparaissent à l’occasion, comme à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule de Bruxelles (fig. 9) et à Saint-Paul à Liège. Mais dans tous ces cas, elles ont été effectuées dans la grisaille et fixées lors de la cuisson du verre.
Pour la coupe des verres proprement dite, Vasari conseille de procéder avec un fer à la pointe rougie au feu : « après avoir légèrement entamé au départ la surface avec une pointe d’émeri, et l’avoir un peu humectée de salive, on suit avec ce grand fer, un peu incliné, les contours et, en le remuant, on fait petit à petit craquer et se détacher de la plaque de verre les différentes pièces »
45. La coupe du verre est affinée avec le grugeoir : les bords sont érodés pour que les pièces de verre soient de la forme voulue et s’assemblent précisément.
Au xvie siècle, se répand l’usage d’un autre outil : le diamant46. L’examen de calibres dessertis du réseau des plombs, même anciens, ne permet pas toujours d’assurer l’usage d’un mode de coupe plus que l’autre : les calibres sont parfois systématiquement grugés et leur tranche apparaît toujours irrégulière47.
On observe un contraste saisissant entre les vitraux du début du xvie siècle et ceux de la fin du siècle. Dans les premières décennies, la virtuosité des coupes répond à l’exubérance décorative. Les vitraux du château La Follie à Ecaussines (première moitié du xvie siècle), actuellement en cours de restauration, offrent quelques beaux exemples de découpes complexes (fig. 10). Dans les vitraux plus tardifs, comme à la basilique Saint-Martin de Liège (1575-1600), les calibres sont plus réguliers et les découpes moins compliquées ; les scènes figurées prennent fréquemment place dans de grandes architectures lisibles et claires, structurées de façon linéaire (fig. 11).
∧ Haut de pageConclusion
Lors de cette communication, j’espère avoir bien illustré l’importance de l’exploitation des archives anciennes qui apportent toute une série d’informations utiles et de la confrontation de ces données avec le matériel verrier ici envisagé, en l’occurrence le vitrail.
- 36. Hérold M., 2004, « Les verres des vitraux (XVe et XVIe siècles) : nouvelles méthodes d’observation et d’analyse », Glas. Malerei. Forschung. Internationale Studien zu ehren von Rüdiger Becksman, Berlin : Deutscher Verlag für Kunstwissenschaft, p. 263-271. ↑
- 37. Ibid., p. 263. ↑
- 38. Des verres comparables ont été exhumés lors des fouilles d’une installation verrière du Moyen Âge tardif, dans la région de Nassach-Baiereck (land de Bade-Wurtemberg). Voir Schüssler U. et Lang W., 2003, « Mineralogische Untersuchungen zu Produktionseinrichtungen und Produkten der spätmittelalterlichen Glashütte "Salzwiesen" im Nassachtal bei Uhingen », Hohenstaufen, Helfenstein, Historisches Jahrbuch für den Kreis Göppingen, 12/2002, p. 31-58. ↑
- 39. Appert L, 1896, Note sur les verres des vitraux anciens, Paris : Gauthier-Villars et fils, p. 28. ↑
- 40. Rombouts Ph. et van Lerius Th., I, 1961, Les liggeren et autres archives historiques de la gilde anversoise de Saint-Luc, rééd., Amsterdam : N. Israel, année 1534 ; Helbig J., 1936, « Le sort de la peinture sur verre dans l'émancipation progressive de l'activité artistique en Belgique sous le régime corporatif », Revue belge d'Archéologie et d'Histoire de l'Art, VI, 2, p. 143-144. ↑
- 41. De la Grange A. et Cloquet L., 1889, « Études sur l'art à Tournai », Mémoires de la Société historique de Tournai, XXI, 2e partie, p. 291. ↑
- 42. Les remarques les plus pénétrantes à ce sujet ont été faites par Viollet-le-Duc E., 1868, Dictionnaire raisonné de l'architecture française du xiee au xvie siècle, vol. IX, Paris, p. 386-399. Voir aussi l'approche plus générale de Grodecki L., 1954, « La couleur dans le vitrail du xiie siècle au xvie siècle », Problèmes de la couleur (Exposés et discussions du colloque du centre de recherches de psychologie comparative tenu à Paris les 18, 19 et 20 mai 1954), Paris : Bibliothèque nationale-École pratique des Hautes Études, VIe section, p. 183-206. ↑
- 43. Chastel A. (éd.), I, 1989, G. Vasari, La vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, Traduction et édition commentée, 3e édition, Paris : Berger-Levrault, p. 197. ↑
- 44. Ibid., p. 198. Actuellement, on effectue la coupe des verres à partir du double sur papier fort, en effectuant d’abord un calibrage. Le calibrage consiste en la coupe suivant le tracé du réseau des plombs du double en papier fort du patron à grandeur d'exécution. Il s'effectue à l'aide d'un ciseau à trois lames, la fine languette détachée lors de la coupe correspondant à l'âme du plomb. Les unités ainsi obtenues par découpe du patron sont appelées calibres et correspondent aux futures pièces de verre du vitrail, qui par analogie sont dénommées également calibres. Il semble que l'usage des calibres ne se soit répandu qu'à partir du xixe siècle. Le Vieil P., 1774, L'art de la peinture sur verre et de la vitrerie par feu M. Levieil. Traité historique et pratique de la peinture sur verre, Paris, p. 202-205, n'aborde la question des calibres de coupe que pour des coupes régulières de pièces carrées ou losangées :
« Dans les autres façons de vitre, les Vitriers ne se servent que du calibre dont nous avons parlé ci-devant. Ce calibre demande tant de justesse & de précision, que pour conserver la régularité dans des vitraux sujets à l'entretien, & à n'en pas déranger l'ensemble, les anciens Vitriers faisoient établir en fer ces calibres armés de pointes à tous les points donnés »
. ↑ - 45. Chastel, I, 1989, p. 198. ↑
- 46. Voir Strobl S., 1990, Glastechnik des Mittelalters, Stuttgart : Gentner, p. 87. L'emploi du diamant pour la coupe du verre a été observé la première fois sur un vitrail daté de 1466 (Marienfenster, Altthann, Elsaß). ↑
- 47. Voir Strobl, 1990, p. 84 et s. L'auteur remarque cette difficulté d'apprécier la technique de coupe. ↑