Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005

Christophe GERBER
Archéologue, Service archéologique du canton de Berne (Suisse)

Production de cives et de manchons dans le Jura central suisse au début du xviiie siècle. L’exemple de la verrerie de Court-Chaluet.

Production de cives et de manchons : l’apport de la fouille de Court

Photo : fenêtre pyramidale à meneaux, La Neuveville, ancien Hôtel de Ville

Fig. 1 : Fenêtre pyramidale à meneaux (milieu du xvie siècle) associant des vitrages de cives et de verre plat ; les vitraux datent de la restauration de 1902-1903. La Neuveville, ancien Hôtel de Ville, canton de Berne.

Photo :  fenêtre à cives, Perrefitte

Fig. 2 : Rare petite fenêtre à cives encore conservée sur un bâtiment rural jurassien ; les verres sont montés au plomb et maintenus par des vergettes de fer. Perrefitte, canton de Berne, probablement xviie siècle.

Les cives sont de petits disques de verre obtenus par soufflage et rotation, caractérisés par un ombilic central (marque du pontil) et par un bord rabattu. La section présente souvent une forme légèrement tronconique, en raison d’une surépaisseur au centre. Les précurseurs de ce type de vitrage circulaire se trouvent au Moyen-Orient dès la fin de l’Antiquité8. En Europe, la cive apparaît vers le xiiie siècle. Elle est en général de petite dimension et d’un diamètre situé entre 8 et 12 centimètres, mais on rencontrerait parfois des pièces ayant jusqu’à 20 centimètres de diamètre9. La cive s’est imposée comme élément de vitrage en particulier dans les régions de tradition germanique : en Allemagne, en Autriche, en Suisse, mais également dans l’Est de la France (Lorraine et Alsace). En Suisse, ce type de vitrage n’est conservé que de manière occasionnelle sur le bâti traditionnel. Il est plus fréquent en Suisse centrale et orientale que dans le Jura central à majorité francophone. Quelques rares façades d’édifices publics jurassiens possèdent encore des fenêtres à cives, à l’image de l’ancien Hôtel de ville de La Neuveville (fig. 1). Par contre, elles ont quasiment disparues du milieu rural; à notre connaissance, seule une ferme de Perrefitte, non loin de Court, conserve encore un châssis garni de cives (fig. 2).


Photo : Fragments de cives produites dans la verrerie de Court-Chaluet

Fig. 3 : Fragments de cives produites dans la verrerie forestière de Court-Chaluet (1699-1714), canton de Berne. Fouille 2000.

Photo : Court-Chaluet, vue verticale des deux fours à étendre

Fig. 4 : Vue verticale des deux fours à étendre ; les foyers de chauffe orientés au nord et à l’est sont bien visibles. Court-Chaluet, fouille 2003.

Photo : Court-Chaluet, déchet de production de verre plat au manchon

Fig. 5 : Déchet typique de la production de verre plat au manchon provenant de la halle à étendre. Court-Chaluet, fouille 2003.

Entre 2000 et 2004, le Service archéologique du canton de Berne a eu l’opportunité de fouiller un site verrier menacé par des travaux autoroutiers. Les recherches ont mis en évidence une partie de l’habitat et des installations de production. Les verres produits sont caractéristiques d’une verrerie de menu verre : gobeleterie fine, fioles et bouteilles diverses. La production de cives (fig. 3) et verre plat au manchon y est aussi attestée par des milliers de fragments10. Le diamètre des cives varie entre 9 et 11 centimètres, pour une épaisseur de 0,5 à 1,5 millimètres. Le verre utilisé est majoritairement du verre commun, de couleur jaune pâle à vert clair. Les petits triangles de verre intercalaires découpés au grugeoir, utilisés dans les fenêtres à cives, ont aussi pu être produits sur place.

À l’écart de la halle de fusion, un bâtiment rectangulaire de 7,25 sur 7,75 mètres construit sur poteaux a révélé deux petits fours accolés (fig. 4) très arasés. Le mieux préservé mesure 1,60 mètres sur 1,20 mètres et comporte un foyer étroit ; l’autre ne présente plus qu’un reste de maçonnerie et une langue de terre rubéfiée qui matérialise l’emplacement du canal de chauffe. Le second four s’avère légèrement plus grand et plus massif que le premier. Les maçonneries des deux fours sont en moellons calcaires montés avec de la terre argileuse. Le mauvais état de conservation des vestiges n’autorise pas d’interprétation détaillée.

Les nombreux fragments de feuilles de verre déformées, ondulées, boursouflées ou reliées retrouvées autour et dans les décombres des deux fours sont caractéristiques de la production de verre plat selon la technique du manchon (fig. 5).

La production de verre plat à partir de cylindres ou manchons nécessite après soufflage encore deux opérations principales : l’étendage et la recuisson. Nous pensons que le soufflage se déroulait dans la halle principale. L’étendage s’effectuait dans un deuxième temps sur une sole plane chauffée à 800° C environ, dans les petits fours décrits précédemment. Sous l’effet de la chaleur, le cylindre fendu au préalable se ramollit, s’ouvre et est aplani au moyen d’un polissoir de bois ou de fer. La feuille de verre ainsi obtenue est placée dans une arche à recuire jouxtant le four, où elle subit un refroidissement progressif. En général, le four à étendre est combiné avec une arche à recuire : un foyer unique chauffe la sole par contact et la chambre de recuit par récupération de chaleur. Ce principe favorise l’économie de combustible et est encore en vigueur à la fin du xixe siècle11. Par contre, les fours à étendre médiévaux récemment fouillés en Allemagne montrent plutôt des installations combinées dans lesquelles le four à étendre et l’arche à recuire sont équipées de foyers individuels12.

À Chaluet, la présence d’un alandier spécifique à chacun des fours suggère plutôt l’existence de deux installations indépendantes, accolées pour des questions de gain de place. L’une d’entre elles aurait été démontée avant l’abandon du site en 1714. À noter que l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert fournit quelques représentations13 de fours similaires aux nôtres, mais de taille supérieure, nommés carcaises.

L’emplacement même de la halle à étendre, située ici à l’écart de la halle de fusion, nécessite quelques commentaires. L’atelier de Chaluet est une verrerie forestière itinérante construite sur un modèle germanique par des verriers en partie issus de Forêt-Noire. La halle de fusion et les trois fours qu’elle comporte forment un bien commun partagé entre plusieurs familles, dont les parts de propriété varient. Dans ce modèle de production, la halle d’étendage constitue généralement un bien individuel, propriété d’un seul maître-verrier. Il n’est pas rare que le propriétaire l’édifie dans son jardin, à proximité de l’habitation, comme le rappelle Guy-Jean Michel à propos de verreries érigées sur le Doubs14. Toutefois, il arrive qu’une halle à étendre soit partagée entre plusieurs verriers. Dans le cas de Chaluet, l’existence de deux fours accolés pourrait suggérer une copropriété.

Photo : Court-Chaluet,  fragments de verre plat au manchon

Fig. 6 : Fragments de verre plat au manchon de teinte vert clair, jaune pâle et incolore, découverts à proximité des fours à étendre. Court-Chaluet, fouille 2003.

Parmi les tessons de feuilles de verre, nous avons identifié trois teintes de verre : vert clair, jaune pâle et incolore (fig. 6). L’épaisseur des feuilles oscille entre 1 et 2 millimètres ; les bords présentent une légère surépaisseur attribuable au fendage et à l’étendage au polissoir de bois. Pour l’heure aucune feuille de verre n’a pu être reconstituée, si bien que les dimensions originales demeurent inconnues. Un document de la fin du xviiie siècle relatif aux produits de Biaufond mentionne des feuilles d’épaisseur simple de 18 sur 14 pouces, réalisées en verre ordinaire et en verre blanc, et des feuilles d’épaisseur double de 16 sur 12 pouces15, en verre commun. Ces indications sont intéressantes, même si elles se rapportent à une époque un peu plus récente, dans la mesure où elles précisent les formats de carreaux en vigueur.


  • 8.   Voir Strobl 1990, p. 60-61, qui collationne d’anciennes références bibliographiques.  ↑
  • 9.   Steppuhn 2003, p. 194.  ↑
  • 10.   Plus de 7 600 fragments de cive (7,9 kg) et près de 1 400 tessons de verre au manchon (4,6 kg).  ↑
  • 11.   Julia de Fontenelle/ Malepeyre 1898, fig. 162 et 163.  ↑
  • 12.   Probablement déjà à Holzminden, Grünenplan (vers 1200 ; Leiber 1991), à Uhingen (milieu du XVe s. ; Lang 2001) à Glaswasen (fin XVe s. ; Frommer/ Kottmann 2004) et à Schöllkrippen, Eppstein III (1619-1626 ; Wamser 1981).  ↑
  • 13.   Diderot et d’Alembert, Recueil de planches sur les sciences [...], section Manufacture des glaces, planches 32, 33 et 37.  ↑
  • 14.   Michel 1999, 235 (Bief d’Etoz et Biaufond par exemple).  ↑
  • 15.   Soit environ 44,6 x 34,7 cm et 39,7 x 29,7 cm, pour un pouce du pays valant 2,48 cm ; document daté du 8 mai 1764 (Archives de l’ancien Évêché de Bâle : B 239/1 St-Ursanne).  ↑
Titre du colloque : Verre et Fenêtre de l'Antiquité au 18e siècle

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