Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005

Pascal VIPARD, Maître de conférences d'Antiquités nationales, Université de Nancy-II (France)

L'usage du verre à vitre dans l’architecture romaine du Haut Empire (suite)

Les différentes fonctions du vitrage

De la même façon, la compréhension du rôle ou plutôt des rôles du vitrage est une question sur laquelle les avis divergent. Ces rôles sont déductibles de quelques allusions textuelles et des indices archéologiques.

 

Schémas : rôle des fenêtres vitrées dans l’éclairage d’une pièce
Fig. 11 : Schémas montrant le rôle des fenêtres vitrées dans l’éclairage d’une pièce.
En haut : influence du nombre de montants et de traverses (donc de vitres) sur la luminosité ;
en bas : distribution de la lumière dans une pièce de 5,50 m de large en fonction de l’altitude de la fenêtre
(Sperl, 1990, fig. 5 et 4).

Le concept de lumen

Les vitres participent de ce goût des Romains pour la lumière qui apparaît au Ier siècle après Jésus-Christ (concept de lumen). La naissance du verre est en effet liée à l'introduction dans les thermes (autrefois obscurs) des baies lumineuses et s'il n'est pas à l'origine même de ces dernières, il n'a sans doute pas peu contribué à leur développement (fig. 11). Son rôle dans l'éclairage ne fait donc guère de doute (cf. les fenêtres appelées très explicitement luminaria). Sur le plan technique, on peut supposer que le verre présentait des avantages sur les pierres spéculaires, en particulier pour l'allégement des structures ; alors que l’épaisseur et donc le poids des fragiles plaques de lapis specularis augmentent avec leur taille, ceux des plaques de verre ne suit pas le même rapport et la conservation d’une relative finesse permettait donc de gagner également en translucidité ou en transparence. L'éclairage est donc un rôle important des fenêtres, surtout hautes, mais ce n'est toutefois pas le seul ni même le principal. Le décalage existant entre les dates d'invention du verre transparent (dès le ier siècle) et de son utilisation généralisée, ou la poursuite tardive de l'utilisation d'un verre opaque, montrent que la recherche d'une luminosité maximale n'était en effet pas le premier but recherché


∧  Haut de pageLe concept de prospectus

La création du verre à vitre intervient en effet également à une époque où se développe le souci esthétique de la vue sur un paysage (concept de prospectus) dont la satisfaction est au centre des préoccupations des architectes. Les fenêtres basses jouaient donc sans doute un double rôle dont le principal pourrait avoir été, comme l'indiquent assez clairement certains textes, celui de permettre la vision sur l'extérieur. Dans ce cas, l'emploi de verre plus ou moins transparent devait constituer un paramètre important. On trouve souvent écrit à ce sujet que le caractère ouvrant des fenêtres des thermes était dû à l'opacité du verre utilisé38 – empêchant donc la vue –, c'est possible, mais il faut néanmoins tenir compte de l'existence de pierres spéculaires transparentes et de la possibilité précoce d'obtenir du verre transparent39.

∧  Haut de pageLe rôle décoratif

Le souci de recherche d'une vue agréable sur des paysages réels, bien différents de ceux suggérés et obtenus jusqu'alors par des architectures fictives peintes et des trompe-l'œil amène donc à soupçonner également un rôle décoratif qui aurait en quelque sorte mis les fenêtres sur le même plan que le décor mural. Le verre aurait ainsi permis de passer à une réalité physique de la transparence, de traverser les murs tout en leur laissant leur matérialité. Dans ce sens, il marque une étape tout à fait décisive dans la maîtrise des rapports entre les mondes intérieur et extérieur (au profit du premier).

Toujours dans le domaine esthétique, il faut également penser à un rôle de mise en scène puisque la maîtrise de la lumière – en fonction de la forme et de la position de l'ouverture, du vitrage choisi, de l'opacité et de la couleur40 du verre – permettait de mettre en valeur des parties choisies et de marquer certains lieux comme privilégiés. On le voit avec la position des fenêtres dans les salles thermales, mettant en valeur vasques et piscines, par exemple41 ou avec le choix de vitres jaunâtres dans la Domus Aurea de Néron42 ou bleues dans les thermes43 qui indiquent une recherche des effets de couleur de la lumière diffusée à travers les vitres.

Côté sud du tepidarium des thermes du Forum à Pompéi
Fig. 12 : Côté sud du tepidarium des thermes du Forum à Pompéi (état vers 1900, cliché X).

∧  Haut de pageLe rôle d’aération

La possibilité d'ouverture des fenêtres vitrées évoquée plus haut paraît plutôt liée à un rôle d'aération (renouvellement de l'air, désembuage, évacuation d'émanations44…) dans lequel le vitrage n'intervient pas directement (fig. 12). L'ouverture des fenêtres pourrait également avoir permis de réguler la température des salles en contrôlant et limitant la déperdition de chaleur ; le verre à vitre n'intervient réellement dans cette régulation thermique que lorsque la fenêtre est fermée, en laissant pénétrer la lumière certes, mais surtout l'énergie du rayonnement solaire et en en concentrant la chaleur. Ce dernier point montre que le vitrage n'est donc pas là seulement pour combattre l'obscurcissement entraîné par le recours à des fenêtres.


∧  Haut de pageLe rôle de protection

En dehors du cas spécifique des salles chaudes, les quelques allusions écrites explicites concernant le milieu domestique évoquent surtout un rôle de protection contre le mauvais temps et les courants d'air45, mais également – c'est plus inattendu – contre l'ardeur des rayons solaires, grâce à l'opacité des vitres46 (selon le principe du verre teinté en quelque sorte). De telles données sont à prendre en considération pour expliquer la persistance du verre non transparent (ou des pierres spéculaires).

En définitive, ces différents rôles concouraient au confort des salles qui en étaient équipées. L'importance de ce rôle de confort (contemporain des notions de lumen et de prospectus) a été bien perçue par les Romains puisque le droit l'enregistre sans doute dès l'époque de Vespasien où l’on précise clairement que les « vitres (lato sensu) et les tentures qui sont dans la maison pour donner de la fraîcheur ou de l'ombre47 » ne relèvent pas de l'instrumentum, c'est-à-dire de l'équipement utile ou nécessaire à la maison, mais plutôt de l'ornamentum (agrément), destiné à la uoluptas (plaisir)48.

∧  Haut de pageL’aspect ostentatoire

Enfin, un rôle non négligeable était sans doute celui d'ostentation, aux débuts de l'utilisation de la technique au moins, au moment où le verre à vitre faisait véritablement l’objet d’une mode (milieu et troisième quart du ier siècle). En plus du confort qu'il apportait, la nouveauté du verre à vitre, sa rareté, son coût, la prouesse technique qu'il représentait et les éventuelles difficultés de mise en œuvre ou encore l’énigme que représentait sa transparence, en faisaient un matériau luxueux, bien dans le goût romain pour le défi technique, et surtout pour l’ostentation qui s'affichait dans les édifices publics et dans les demeures des notables. Ces dernières devaient d’ailleurs tirer un prestige certain de l’utilisation d’un matériau noble en usage dans des bâtiments aussi prestigieux que les thermes publics.

Tous ces rôles, réels ou soupçonnables, ont sans doute été utilisés ou intégrés plus ou moins consciemment et concurremment, en proportion variable, par les architectes et les commanditaires. Leur influence sur l'architecture romaine est certaine, mais reste souvent difficile à quantifier.

∧  Haut de pageConclusion

De nombreuses questions continuent cependant de se poser : si le verre à vitre, malgré son coût relativement élevé (mais raisonnable), constituait un tel confort et un tel marqueur social, pourquoi ne pas en avoir équipé toutes les fenêtres – chez les puissants au moins ? Est-ce parce qu’on lui trouvait des inconvénients et qu'il n'était somme toute qu'un mal nécessaire ? Parce qu’il n’était pas transparent – problème pour les fenêtres basses, destinées à la vue ? (mais on savait obtenir du verre transparent depuis bien avant l’invention de la vitre même). Il y plusieurs éléments de réponse, mais l'un est peut-être à chercher dans des problèmes d'approvisionnement ; si les vitres étaient effectivement importées sous forme de produits finis49, on pourrait avoir eu du mal à s’en procurer de grandes quantités50.

Si le verre était un matériau dont on dût être fier, pourquoi en trouve-t-on si peu de traces iconographiques, alors que la mode du verre à vitre battait son plein sous les Flaviens et que les artistes romains excellaient depuis la première moitié du Ier siècle au moins à rendre la transparence du verre dans des peintures des IIIe et IVe styles ?

Comme on le voit, il y a beaucoup plus de questions que de réponses et la connaissance du verre à vitre en contexte architectural progresse beaucoup moins vite que dans les autres domaines (fabrication, typologie, caractérisation chimique, diffusion …). Même si on a des idées sur les formes prises par le vitrage dans l'architecture, la place qu'il occupe dans celle-ci reste encore assez floue, sauf pour les salles chaudes des thermes où il semble avoir effectivement joué un rôle de premier plan dans le développement de ces monuments, symbole universel du génie architectural romain.


  • 38.  Broise, 1991, op. cit. à la n. 28, p. 61-62 ou Dell'Acqua, 2004, op. cit. à la n. 4, p. 114, par exemple.  ↑
  • 39.  On trouve encore souvent, même dans la littérature spécialisée, que le verre transparent (c'est-à-dire soufflé en cylindre) n'apparaît qu'au Bas-Empire. S'il est vrai qu'il ne devient plus fréquent qu'au IIIe s., on en a cependant des attestations dès le Ier s. en Italie, semble-t-il (Baatz, 1991, op. cit. à la n. 16, p. 8-9) et cela est connu depuis longtemps : dès 1803, par exemple, un guide de Pompéi décrit la « perfection cristalline » (perfezione cristallina) des vitres d'une fenêtre de la Villa de Diomède trouvées en 1772 (Dell'Acqua, 2005, op. cit. à la n. 4, p. 112). En Gaule on en a désormais une attestation au moins dès le IIe s., à Barzan (Bouet, 2003b, op. cit. à la n. 21, p. 187-188). Même si l'on n'en a pas de traces, on peut également supposer le recours au polissage, voire au cirage ou au huilage qui pourraient avoir notablement amélioré la transparence.  ↑
  • 40.  Sperl, 1990, op. cit. à la n. 34, p. 68-70.  ↑
  • 41.  Le cas est très net dans les thermes suburbains d'Herculanum déjà cités, par exemple. À défaut de pouvoir se rendre sur place, le lecteur n'a qu'à regarder les magnifiques photographies de S. Compoint pour s'en convaincre (Barbet A. et Compoint S., 1999, Les cités enfouies du Vésuve. Pompéi, Herculanum, Stabies et autres lieux, Paris, Fayard, p. 141 et 144).  ↑
  • 42.  Albâtre laissant filtrer une lumière dorée (Dell'Acqua, 2005, op. cit. à la n. 4, p. 113).  ↑
  • 43.  Vitres en verre bleuté de l'oculus de l'apodyterium des thermes féminins d'Herculanum (Dell'Acqua, 2004, op. cit. à la n. 4, p. 117 et fig.) ou de la salle thermale d'une villa britanno-romaine présentée par Jennifer Price dans le présent colloque.  ↑
  • 44.  Notons, par exemple, que le châssis ouvrant du tepidarium des Thermes du Forum de Pompéi se trouve précisément au-dessus du brasero servant à chauffer la salle et qu'il est installé dans un renfoncement vertical du plafond formant en quelque sorte une hotte de cheminée.  ↑
  • 45.  Sénèque, De Prouidentia, IV, 14, par exemple, évoque « celui que les fenêtres vitrées ont protégé des courants d'air … » (« Quem specularia semper ab afflatu uindicauerunt… ») ; sur le portique fenêtré de Pline le Jeune, Ep., II, 17, 4, cf. Vipard, 2001-2002, op. cit. à la n. 35, p. 46.  ↑
  • 46.  Cf. un texte de Philon d'Alexandrie des environs de 40 ap. J.-C., où, dans un de ses palais de Rome, Caligula « ordonne de relever de tous côtés les fenêtres de pierres transparentes dans le genre du verre blanc, qui sans faire obstacle à la lumière, protègent du vent et de la brûlure du soleil » (Legatio ad Gaium, 364 ; texte présenté et traduit par André Pelletier, Paris, éditions du Cerf, 1972, p. 317).  ↑
  • 47.  Cette précision semble ne s'appliquer qu'au dernier terme de l'énumération, c'est-à-dire aux tentures (neque specularia neque uela, quae frigoris causa uel umbrae in domo sunt).  ↑
  • 48.  Ulpien (déb. IIIe s.), Digeste, XXXIII, 7, 12, 16, rapporte en particulier l'avis de Pégase et de Cassius, jurisconsultes de l'époque de Vespasien (donc du moment du plein essor de l'usage du verre à vitre).  ↑
  • 49.  Cf. les communications sur les épaves de M.-P. Jézégou et H. Bernard (consulter l'article) ou de J.-F. Cubells (consulter l'article) dans ce colloque.  ↑
  • 50.  Qu'on pense aux 6000 livres (1965 kg) de verre à vitre nécessaires aux seuls thermes d'Oxyrhynchus en 326 (P.Ox. 45.6265).  ↑