Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005

Marie-Pierre JÉZÉGOU, Hélène BERNARD, Ingénieures d’études
Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous marines, Ministère de la Culture

Épave Ouest-Embiez 1
Agencement de la cargaison : quelques pistes pour l'étude du commerce du verre au début du iiie siècle après Jésus-Christ (suite)

Conclusion

Les fouilles révèlent une importante cargaison de verre dont l’homogénéité ne peut être formellement attestée.

La matière première vitreuse était disposée au centre du navire. Contre la cloison de la cabine, étaient entreposés la vaisselle et le verre à vitre. La disposition du verre à vitre circulaire parmi la vaisselle de verre prouve que celui-ci, a été embarqué au cours de la même opération de chargement.

(Fresque) Reproduction de l’Isis Geminiana montrant l’absence d’accès direct à la cale à l’arrière du navire (Crédit DRASSM)
Fig. 15 : Reproduction de l’Isis Geminiana montrant l’absence d’accès direct à la cale à l’arrière du navire (Crédit DRASSM).

À l’extrémité arrière, une petite cargaison d’amphores, en majorité italiques et contenant un vin de qualité complétait le fret du navire14. Contrairement à l’espace avant, la zone située à l’arrière n’est pas d’un accès aisé lorsque les cales sont déjà remplies15. (fig. 15). Ceci rend peu probable un embarquement ultérieur de ces amphores, à l’occasion d’une escale. L’hypothèse d’un embarquement simultané de la totalité du fret devient la plus vraisemblable. La forte proportion d’amphores italiques, permet de privilégier un port italien comme point de départ du navire pour son dernier voyage16.

En raison du poids de la matière vitreuse, il a pu paraître judicieux, pour équilibrer le navire, d’alourdir l’extrémité arrière d’un navire destiné à naviguer sous une allure de près17.

Au final, l’épave Ouest-Embiez 1 livre une cargaison diversifiée destinées à des clientèles différentes : des artisans verriers, des revendeurs de vaisselle et un marchand de vin.

Elle semble refléter un commerce de distribution en provenance d’un port entrepôt vraisemblablement italien à destination d’un autre port entrepôt situé en Gaule. Ceci n’est pas sans rappeler, l’activité commerciale illustrée par l’épave de la Tradelière dans la deuxième moitié du ier siècle av.  J.-C. et qui a souvent été interprétée (Foy, Nenna 2001, p. 105), à tort nous semble-t-il, comme un cabotage circum méditerranéen18.

La commercialisation simultanée de produits semi-finis et de produits manufacturés de même origine (blocs et vaisselle) surprend. On observe en effet en Orient, une séparation entre les artisans produisant le verre brut et ceux fabriquant les objets en verre (Gorin-Rosen 2000 ; Nenna et al. 2000), chacun relevant d’une spécialisation artisanale différente (Picon, Vichy 2003, p. 28).

Par ailleurs on peut s’interroger sur les nécessités d’une éventuelle commercialisation à longue distance, de pièces aussi communes que les gobelets cylindriques. Leur nombre est trop important pour qu’il puisse s’agir d’échantillons destinés à servir de modèles.

Cette question n’est pas sans rappeler celle de la commercialisation, abondante dans l’Antiquité romaine, de produits à faible valeur ajoutée comme les briques et les tuiles ou la céramique commune (Thébert 2000). Le transport de ces marchandises répondait-il à la nécessité de transférer des valeurs sans portage d’espèces (Andreau 1997, p. 367) ?

Le transport maritime à longue distance pose également la question des frets de retour19. Quel fret de retour, un navire à destination de la mer Égée et, au delà, à destination de la côte syro-palestinienne aurait-il pu embarquer dans un port de Méditerranée occidentale autre qu’un grand port italien ? Certes, un siècle plus tard, l’édit de Dioclétien destiné à fixer les prix des principales marchandises et de leur transport mentionne un coût maximum à ne pas dépasser pour une liaison commerciale en provenance de Syrie-Palestine et à destination de la Gaule. Ces liaisons existaient donc, du moins en théorie.

Pourtant, parmi le millier d’épaves antiques recensées sur les côtes occidentales de la Méditerranée, aucune ne l’atteste formellement.

L’épave Ouest-Embiez 1, en dépit de l’origine orientale d’une partie de son fret, ne semble relever ni d’une liaison directe en provenance des provinces orientales de l’Empire romain, ni d’une liaison d’Orient vers l’Occident avec des escales en Asie Mineure et dans les îles de la mer Égée. Elle correspondrait plutôt à un navire ayant embarqué en une seule fois une cargaison diversifiée dans un port italien disposant d’entrepôts importants et susceptible de recevoir des marchandises de tout l’empire romain.

∧  Haut de pageRemerciements

Les auteurs tiennent à remercier le club de plongée de l’île des Embiez et la soixantaine de plongeurs bénévoles qui, depuis cinq ans, se relaient pour mettre au jour la fragile cargaison reposant par 55 mètres de profondeur.

www.archeologie-sous-marine.culture.fr

  • 14.  En l’état actuel des fouilles, il n’est pas possible d’exclure l’hypothèse d’un petit lot d’amphores disposé à l’avant du navire et dont le rôle n’est pas encore précisé.  
  • 15.  Le cas d’une cargaison d’amphores entreposée à l’arrière n’est pas unique. Il a été observé entre autres sur l’épave de Giglio Porto, à l’Isola del Giglio (Rendini, 1992, p. 117-118) datée du début de l’époque sévérienne.  
  • 16. Le prestige du port d’Ostie est abondamment vanté dans la littérature, par exemple chez Aelius Aristide qui nous dit, au iie s. après Jésus-Christ, que « Rome fait son marché dans tout l’univers » (Éloge de Rome 10-13, cité par Meijer, Van Nijf, 1992, p. 82) ou encore « tout ce qui pousse, tout ce qui est fabriqué dans chaque pays, se trouve ici en abondance » (ibid.).
    Même si Ostie sert surtout de port d’approvisionnement pour Rome, il est probable que des marchandises y ont également transité (Tchernia, 2003, p. 615).
    Toutefois, bien que supplanté par Ostie après la construction du Portus, Pouzzoles demeure l’un des principaux ports de Méditerranée occidentale : une inscription (datée de 174 après Jésus-Christ) mentionne l’activité des commerçants de Tyr sous le règne de Marc Aurèle (Loriot, Nony, 1993, p. 402).  
  • 17.  Compte tenu de l’orientation nord-ouest des vents dominants en Méditerranée septentrionale, cette allure correspond bien à celle d’un navire en provenance d’Italie et à destination de la côte provençale.  
  • 18.  La diversité du mobilier (sans que la distinction entre cargaison et réserves du bord n’ait été clairement établie), dix types d’amphores en provenance d’Italie, de Méditerranée orientale, d’Espagne et d’Afrique du Nord, associés à de la céramique à paroi fine originaire d’Espagne et à du verre de la côte syro-palestinienne, a pourtant interpellé les auteurs de la fouille. Ainsi, Alex Pollino (Pollino, 1986, p. 178) est-il conduit, non sans réticence, à évoquer l’hypothèse d’un commerce de redistribution à partir d’un port italien.  
  • 19.  Un texte du Digeste est particulièrement éclairant à ce sujet (Tchernia, 1997, p. 123). Il donne l’exemple d’un prêt gagé, dans un délai de 200 jours, sur un transport de marchandises de Beyrouth à destination de Brindes et sur les marchandises qui devaient être achetées à Brindes et rapportées par le navire à Beyrouth. Le marchand, ayant pris le risque d’attendre trop longtemps son fret de retour, doit rembourser l’argent en dépit du naufrage de son navire.
    Au contraire, on trouve également parfois la mention de navires revenant à vide, sur leur lest (Mich, inv. 5760a, cf. Heilporn 2000, p. 348-349 : deux navires dont l’un revient d’Ostie sans avoir trouvé de marchandises à rapporter à Alexandrie). Toutefois, le navire en provenance d’Ostie pouvait bien être un gros cargo céréalier prenant part à l’annone, commerce d’un intérêt économique suffisant pour rentabiliser à lui seul l’aller-retour.