Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005

Philippe LARDIN, Maître de conférences, Université de Rouen

Verre et verriers dans la construction normande à la fin du Moyen Âge

II. L’utilisation du verre

Les deux principaux lieux d'utilisation du verre étaient les lieux de culte et les bâtiments officiels. L'utilisation dans les églises, qui remontait bien au delà de la période gothique, n'était plus une nouveauté mais l'entretien des verrières existantes et la pose de nouvelles provoquaient encore une demande plus ou moins régulière. Le premier compte conservé de la cathédrale décrit partiellement l'achèvement de la rosace du grand portail de l'église et, à partir de 1431, l'installation de grandes verrières dans la nef pour mieulx enluminer le choeur, montrent que cet emploi continuait à se développer17. D'autres verrières armoriées et aux bordures colorées décoraient en 1411 la chapelle et la salle de l'hôtel du Clos des Galées de Rouen18.

L'utilisation du verre était également courante dans les bâtiments officiels puisqu'on sait qu'il y avait des verrières dès 1338 au château de Rouen. De même, dès la fin du xive siècle, les châteaux royaux de Pont-de-l'Arche, Gisors, etc., qui recevaient parfois le roi ou les membres de sa famille, possédaient des fenêtres vitrées et, dans ceux qui ne furent pas détruits au cours de l'occupation anglaise, les verrières furent l'objet d'un entretien régulier qui montre qu'elles n'étaient pas considérées comme un luxe exorbitant ou inutile19.

Le verre était courant dans les bâtiments appartenant à des personnages importants et riches. Les châteaux et manoirs de l'archevêché, tout comme le château de Tancarville, étaient également ornés de verrières, même pour les communs. Ces verrières servaient avant tout à magnifier le propriétaire des bâtiments, même dans les parties qui n'étaient pas visibles à l'extérieur. Au début du xve siècle, dans le château de Gaillon, les fenêtres des appartements de l'archevêque étaient décorées des armes de la famille d'Harcourt, alors que les fenêtres du tynel ne possédaient que du verre blanc20. C'était la même chose dans l'hôtel archiépiscopal de Rouen et dans celui de Déville, ainsi qu'au château de Rouen21. Durant l'occupation anglaise, les fenêtres du château de Rouen portaient les armes des différents membres de la famille du régent Bedford qui les occupaient. Cette habitude était vraie aussi pour les seigneuries plus petites. Au lendemain de l'occupation anglaise, une des premières réparations effectuées au château du Bec-Crespin consista à remettre en place « trois voirrieres de voirre blanc en chascune desquelles y a ung escusson armoyrie aux armes de Monseigneur et Madame »22.

À l'hôtel de ville de Rouen, en 1448, on trouvait également de grands panneaux de verre dans la salle du Parmy où étaient entreposées les archives de la ville et dans la salete construite un peu auparavant. On y comptait au total huit verrières contenant au moins cent pieds de verre, dans lesquelles étaient figurées les armes de la ville et celles de la Normandie. De plus, dans la grande salle se trouvaient un certain nombre de lucarnes, dont l'une était décorée par une Annonciation figurée en verre. Enfin, la pièce où se trouvait le compteur et dans laquelle on enregistrait les revenus de la ville était éclairée par quatre fenêtres fermées de verre blanc23.

Dès le début de la période qui nous intéresse, l'utilisation du verre n'était donc pas aussi rare qu'on l'a trop souvent écrit24. Les huchiers fabriquaient des châssis de bois destinés à recevoir aussi bien de la toile huilée avec de la térébenthine que des panneaux de verre, plus pratiques et plus durables. En 1414, les fenêtres de l'escriptoire du manoir du roi à Caudebec furent munies de panneaux de verre à la place de panneaux de papier huilé sur une surface de douze piés en escarrié (3,88 m2), pour deffendre l'eaue et le vent d'aval contre lequel les dictes fenestres sont25. Lorsqu’en 1438-1439, Louis de Luxembourg, archevêque de Rouen et chancelier du roi d'Angleterre, fit construire une maison traditionnelle de bois et de plâtre pour servir de librairie à l'intérieur des bâtiments de l'hôtel archiépiscopal, les fenêtres croisiées furent toutes munies de panneaux de verre, ce qui montre que l'approvisionnement, certainement en provenance de la forêt d'Eu, n'était pas totalement interrompu26.

Les bâtiments officiels ou seigneuriaux n’étaient d’ailleurs pas les seuls à posséder des fenêtres de verre. Très tôt, les maisons des bourgeois les plus riches en furent dotées et, en 1371, des verriers s'installaient sur le parvis de la cathédrale pour y vendre leurs productions27. Lors de la révolte de la Harelle, en 1382, les gens du menu commun qui envahirent les « hostelz d'aucuns des notables bourgeoiz de ladicte cité […] rompirent es diz hostieux ou maisons huis et fenestres, huches, coffres, parois, verrières »28. La fréquence relative de l'utilisation du verre dans les maisons des bourgeois aisés est d'ailleurs confirmée par l'accord à l'amiable que Rogier Gosse mit au point avec son voisin et qui lui permettait d'installer dans sa maison des voirrières pour des lucarnes dont les dimensions étaient à sa convenance29. De même, l'enquête sur les dégâts occasionnés par la présence d'une forge à canon par les Anglais dans les halles de Rouen permit d'établir qu'il y avait des voirrières cassées dans les maisons voisines30. Également, en 1458, des verrières déjà anciennes, puisqu'il fallut les rapareiller et rabiller, se trouvaient dans l'hôtel où demeurait le sergent de la recette de la ville de Rouen31. Par ailleurs, des boudines servaient dans les maisons individuelles ou dans les étuves comme dans celles qui appartenaient, pour partie, à la fabrique de l'église Saint-Maclou en 147632.

Une des preuves de l’utilisation assez répandue du verre apparaît dans plusieurs mentions dans les chapitres de comptabilités consacrés aux vendicions de matieres. En 1458, par exemple, le « verrier » Robin Damaigne s'en procura une demi-somme pour ses affaires et, en 1484, le chanoine Pierre Escoulant en acheta trois petits panneaux33. L'utilisation du verre ne fit d'ailleurs que s'amplifier dans la deuxième moitié du xve siècle. En 1468, on fit une nouvelle verrière dans la salle du chapitre dont les fenêtres contenaient déjà des chassis pour mettre voirre34. Le verre servait également à conserver la chaleur comme à l'abbaye de Saint-Ouen de Rouen où des vitres furent installées au début du XVIe siècle pour protéger du froid les allées du cloître35. En 1475, un « verrier » estouppa les veues de l'alée qui menait aux latrines des bâtiments du collège du Saint-Esprit, situées à côté de la cathédrale36. Les fenêtres de verre présentaient, en effet, l'avantage de pouvoir être fermées à demeure. Ce faisant, elles éliminaient un des inconvénients majeurs des fenêtres qui était de permettre de jeter les immondices à l'extérieur. En 1464, l'« étaimier » Simon le Boullenguier, qui avait pris à rente une maison appartenant au monastère de l'île d'Yeu, située parmi celles qu'occupaient les moines près de l'église Saint-Ouen, ne pouvait avoir nouvelles veues sur les héritages des dis religieux sinon à voirre dormant, autrement dit sans possibilité d'ouvrir la fenêtre37. Pour des raisons esthétiques et sans doute aussi financières, on pouvait faire un emploi mixte des fenêtres. Dans la maison à deux louages que fit construire en 1466 Jourdain Basire, on trouvait des croisées à trois fenêtres et bayneaulx pour mettre verre et des fenestres carrées à couliches38. De même, dans la maison achetée par la fabrique de l'église Saint-Nicolas en 1469, reconstruite près du cimetière, le « verrier » Jehan Guérard, installa l'année suivante deux verrières, c'est-à-dire une par étage39. En 1479, la maison construite près de celle du charpentier Durant Leber possédait une croisée (…) qui devait être à verre dormant ou à châssis de toisle, mais dix ans plus tard, lors de construction d'un appentis le long de la maison d'un boulanger de l'abbaye Saint-Ouen de Rouen, il était prévu de faire uniquement deux petites fenestres à voirre dormant et apparemment aucun châssis de toile40. Le verre remplaçait donc progressivement, mais inéluctablement, les fenêtres de bois et de papier huilé. Ces dernières existaient encore mais les occupants des pièces où on les trouvait les appréciaient de moins en moins. En 1488, le chapitre cathédral rappela « aux chapelains et bénéficiers de l’église qu’ils devaient laisser les vitres [vitrinas] en place quand ils changeraient [temps du verbe ?] de chambre »41.

Au début du xve siècle, les maisons appartenant à la confrérie des notaires possédaient des fenêtres de boudines et, en 1513, une maison où vivait un huchier avait des veues assises à voirre dormant que l'armurier installé sur la parcelle voisine n'avait pas le droit de gêner42. Au début du xvie siècle, le nombre de maisons qui possédaient des fenêtres de verre augmenta nettement. En 1522, celles qui appartenaient aux fabriques des églises Saint-Michel et Saint-Maclou étaient toutes munies de « verrières » régulièrement entretenues43.


  • 17.   Arch. dép. Seine-Maritime, G 2487 passim.  ↑
  • 18.   Bibl. nat. France, 26038 [4525].  ↑
  • 19.   Au château de Rouen, en 1413, non seulement la grand-salle mais aussi les chambres possédaient des fenêtres de verre blanc dont certains panneaux étaient ornés des armes du roi ou du dauphin. BN, MF 26039 [4777].  ↑
  • 20.   Arch. dép. Seine-Maritime, G 580, fol. 30.  ↑
  • 21.   Bibl. nat. France, MF 26010 [1165].  ↑
  • 22.   Arch. dép. Seine-Maritime, 1 ER 1596, fol. 206, compte de 1456-1457.  ↑
  • 23.   Archives mun. de Rouen., XX1, fol. 92 et XX2, fol. 214. La décoration des bâtiments officiels à l'aide de verrières armoriées était assez générale. On la retrouve par exemple à Amiens à la fin du xive siècle. Kraus H., 1971, « The Medieval Commune of Amiens as Patron of Art and Architecture », Gazette des Beaux-Arts, p. 320-321.  ↑
  • 24.   Garrigou-Grandchamp P., 1994, Demeures médiévales au cœur de la cité, Paris, p. 68, considère que les historiens retardent, sans doute à l’excès, la période où l’usage du verre est devenu courant car la toile et le papier étaient fragiles et ne pouvaient guère être que des solutions provisoires alors que le prix du verre n’était pas exorbitant comparé à celui des sculptures.  ↑
  • 25.   Bibl. nat. France, PO 1013, Donquerre, [4].  ↑
  • 26.   Arch. dép. Seine-Maritime, G 40, fol. 114. Il s’agissait peut-être de verre récupéré.  ↑
  • 27.  Arch. dép. Seine-Maritime, G 2116, 30 août 1371 et G 2120, 23 février 1404 (v.s.). Voir aussi de Beaurepaire Ch., 1877, « Notes sur le parvis de la cathédrale », Précis analytique des Travaux de l’Académie des Arts, Sciences et Belles-Lettres de Rouen, p. 270-331.  ↑
  • 28.  Chronique des quatre premiers Valois (1327-1393), Éd. S. Luce, Paris, 1862, p. 298. À Toulouse également, où une verrerie existait depuis le début du xive siècle, certains hôtels étaient munis de carreaux de verre dès le début du xve siècle. Wolff Ph., 1954, Commerce et marchands de Toulouse (vers 1350-vers 1450), Paris, p. 292-293.  ↑
  • 29.   Arch. dép. Seine-Maritime, 2E1/163, fol. 73, 28 avril 1411. Rogier Gosse était incontestablement quelqu'un de très riche. Le 5 mai de la même année, il prit à ferme avec trois parchonniers la ferme de la Vicomté de l'Eau pour 15 400 livres. Ibid., fol. 76.  ↑
  • 30.  Arch. nat., P l 9103 [19 503]. Cité par Le Cacheux P., 1931, Rouen au temps de Jeanne d’Arc et pendant l'occupation anglaise (1419-1449), Rouen-Paris, p. 132-146.  ↑
  • 31.   Archives mun. de Rouen., XX2, fol. 214  ↑
  • 32.   Arch. dép. Seine-Maritime, G 6878, fol. 167v.  ↑
  • 33.   Arch. dép. Seine-Maritime, G 2492 fol. 13 et G 2511 fol. 31.  ↑
  • 34.   Arch. dép. Seine-Maritime, G 2503, fol. 20.  ↑
  • 35.  Dom Pommeraye, 1662, Histoire de l'abbaye Saint-Ouen, Rouen, p. 112.  ↑
  • 36.   Arch. dép. Seine-Maritime, G 4857, compte de 1474-1745, fol. 9v.  ↑
  • 37.   Arch. dép. Seine-Maritime, 2E1/193, 17 mai 1464.  ↑
  • 38.   Arch. dép. Seine-Maritime, 2E1/195, 27 novembre 1466.  ↑
  • 39.   Arch. dép. Seine-Maritime, G 7323, fol. 199.  ↑
  • 40.  Arch. dép. Seine-Maritime, 2E1/204, dudit 8 juin 1479. Il s'agissait d'empêcher qu'il ne jette ses détritus sur l'allée construite le long de sa maison. Arch. dép. Seine-Maritime, 2E1/212, 2 avril 1489  ↑
  • 41.   Arch. dép. Seine-Maritime, G 2144, 29 septembre 1488.  ↑
  • 42.  Arch. dép. Seine-Maritime, G 9032, fol 13v et fol. 14, compte de 1511-1512 et 2E1/248, 19 avril 1513.  ↑
  • 43.   Arch. dép. Seine-Maritime, G 6878, fol. 131v. L'un des trésoriers de l'église Saint-Maclou était le peintre-verrier Michel Trouvé qui assurait l'entretien des verrières. Arch. dép. Seine-Maritime, G 7164, fol.189, 216v, et 255v.  ↑