Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005

Maurice HAMON, Archiviste-Paléographe, Directeur des Relations Générales de Saint-Gobain (France)

Les commandes de glaces pour Versailles aux xviie et xviiie siècles

Un contexte d’effervescence technique

Photographie : Portrait-médaillon de Louis XIV, en verre coulé, par Bernard Perrot

Fig. 10 : Portrait-médaillon de Louis XIV, en verre coulé, par Bernard Perrot, vers 1680.

Revenir sur une commande de 1682 que l’on supposera désormais faite de glace soufflée épaisse, c’est donc, pour valider plus avant l’hypothèse, s’interroger à nouveau sur son contexte, technique cette fois.

Bien loin des limites et difficultés initiales souvent invoquées, le scénario des années 1680 est, en fait, en pleine effervescence. Il est d’abord des traces tangibles de recherches d’amélioration du soufflage voire de nouveaux procédés. Colbert en 1674, Louvois à son tour en 1684, repoussent des propositions venues d’Italie pour installer des fabrications ou le commerce de grandes glaces en France10. Le procédé n’est pas connu (soufflage amélioré, premières tentatives de coulage ?), mais au même moment, à Orléans, Bernard Perrot, d’une lignée d’altaristes bien connus, coule des objets, médaillons, bandes, rinceaux dans un très beau verre (fig. 10). Les textes et mémoires du temps témoignent de ce que les « immenses profits » de l’industrie des glaces suscitent en France bien des appétits, à commencer par celui de Louvois. En contrepartie de l’appui de la Surintendance et des renouvellements de privilèges, celui-ci impose aux actionnaires des Glaces de créer d’éphémères établissements sur ses terres de Bourgogne et de Champagne. En 1688, c’est une deuxième Manufacture royale, rivale de la première, qui surgit, peuplée de la clientèle du ministre, avec un privilège pour fabriquer des glaces coulées au-dessus de 60 pouces, résultat d’un arbitrage boiteux entre les deux privilèges11.

On ne sait pas tout, faute de document décisif, de ces agitations sur lesquelles règne un certain flou. Ce que l’on peut dire, en bref, de l’invention du coulage, aussi mal connue que disputée, c’est qu’il s’agissait d’une idée qui circulait dans le milieu verrier du temps, à laquelle s’essayaient sans doute les meilleurs d’entre les protagonistes. L’invention ne surgit pas ainsi toute prête, toute armée du cerveau d’un créateur. Sa mise au point sera longue et difficultueuse jusqu’aux années 1700 pour la nouvelle Manufacture des Grandes Glaces, même après que l’on aura fait taire des rivaux comme Perrot. Il est donc hautement improbable que cette innovation se soit faite par rupture soudaine et brutale. Elle a du naître de tâtonnements et perfectionnements successifs, inhérents à la difficulté de maîtriser le matériau verrier.

Gravure : Planche tirée de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, soufflage du manchon et travail de la feuille sur le marbre

Fig. 11. Encyclopédie de Diderot et d’Alembert : soufflage du manchon et travail de la feuille sur le « marbre ».

Un texte nous met d’ailleurs sur cette piste. Dans un mémoire de 1767 sur l’histoire des tables de coulée12, Deslandes, directeur de Saint-Gobain de 1758 à 1790, fait état de souvenirs d’anciens ouvriers du début du xviiie siècle. Ceux-ci, utilisateurs des premières tables des années 1690-1700, prétendaient que l’idée du coulage avait pu venir de l’utilisation de plaques de fer de fonte dont on se servait pour la manœuvre du soufflage. Cette piste technique, trop négligée sans doute, ouvre des perspectives intéressantes, que renforce un autre texte contemporain des faits. Dans son Art de la Verrerie (1697), Haudicquer de Blancourt, compilateur certes de beaucoup de pages anciennes de Neri, y ajoute néanmoins un passage sur les procédés de fabrication. Il décrit trois manières employées de son temps pour « faire de plus grandes glaces » qu’autrefois : le coulage – qu’il décrit comme peu au point, en raison des problèmes techniques posés par les tables – et deux procédés antérieurs à celui-ci. L’un consistait à former les glaces sur un moule en sable de fonderie, en repassant par-dessus un rouleau de métal pour les égaliser. Une autre façon faisait se servir de tables de marbre dur, creusées de l’épaisseur des glaces, ouvertes à un bout pour retirer les volumes, lesquels, le marbre fermé, étaient pressés sur le dessus par une plaque de métal. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, d’autre part, signale pour le soufflage des techniques de rattrapage de l’épaisseur des glaces, lorsque la paraison est plus mince d’un côté du manchon que de l’autre13. C’est le marbre (en fait une table de métal) qui sert à tourner et reformer la paraison (fig. 11).

∧  Haut de pageTourlaville, foyer d’innovation ?

Ces précisions capitales éclairent un peu mieux le contexte des fournitures de la Galerie. Sans doute avons-nous là des fabrications témoins des actives recherches techniques avérées à la période de la commande : soufflage épais grâce au travail sur table et en plusieurs phases de la paraison, si l’on admet des tentatives pour rivaliser avec l’idée naissante du coulage, ou bien, dans la même optique, utilisation des techniques mixtes décrites par Haudicquer de Blancourt.

Cette hypothèse suppose une maîtrise technique hors pair qui ne contredit en rien une fabrication à Tourlaville. Après Richard Lucas de Nehou, ses neveux y maintiennent des fabrications de haute qualité : on y fabrique ainsi en 1686, outre des glaces, des grandes lentilles pour l’Observatoire de Paris. La réputation d’avoir réinventé le verre blanc à cet endroit n’est donc pas une légende, mais n’en reste pas moins intrigante.

D’où venaient, en définitive, les techniques de Tourlaville (verre blanc, manchon), en totale rupture avec les pratiques normandes ? Une piste se réveille : Altare. Une lettre de 1663 fait état de ce que Richard Lucas aurait recruté naguère son maître-tiseur dans la région d’Evreux, probablement à la verrerie de Beaubray, près de Conches, tenue vers 1640 par des Bornioli, de la lignée bien connue d’altaristes14. Ceci cadrerait de surcroît avec la présence de nombreux altaristes en Normandie, sans compter l’Angleterre des années 1640, avec laquelle il serait surprenant que Tourlaville n’ait jamais eu d’échanges. Bien plus, cette même lettre de 1663 révèle la présence à Tourlaville de La Motta, l’un des premiers transfuges vénitiens débauchés en 1665 par la Manufacture colbertiste de Paris !

Émail : Portrait de Louis Lucas de Nehou

Fig. 12 : Portrait de Louis Lucas de Nehou († en 1728), émail sur cuivre, vers 1690.

Un dernier fait, enfin, ne doit pas nous échapper : Louis Lucas de Nehou, l’un des piliers de Tourlaville et qui revendiquera la mise au point du coulage pour la Manufacture des grandes Glaces, disparaît du paysage connu entre 1684 et 1688, date à laquelle – prétendait-il – les associés de la nouvelle Compagnie, non techniciens, l’appelleront à leur secours. On suggèrera qu’avec Louis Lucas de Nehou (fig. 12) et sa réapparition à Paris, l’on tient sans doute l’un des « chaînons manquants » parmi les acteurs qui dans les années 1680, perfectionnaient hautement le soufflage tout en s’essayant à des recherches sur le coulage. Il est d’ailleurs impliqué par la suite, en 1699, dans des tentatives de débauchage d’ouvriers de Tourlaville15.



  • 10.  Lettre de Colbert au Comte d’Avaux, ambassadeur à Venise, du 23 septembre 1672. Après un rappel du privilège exclusif de la manufacture française pour les glaces de 14 à 40 pouces, Colbert répond à une proposition transmise par d’Avaux : « en cas que le marchand qui veut s’établir en France se soumette à ne faire des glaces qu’au-delà desdits 40 pouces, Sa Majesté lui accordera sans difficulté la permission qu’il demande et non-autrement ».
    En 1684, Louvois décline à son tour une proposition du même d’Avaux, devenu ambassadeur en Hollande : « à l’égard de la proposition que vous faites pour les Glaces d’une extrême grandeur dont on vous a parlé à Venise, Sa Majesté n’a pas jugé à propos d’en profiter ». S.H.A.T., A718, fol. 27, 2 octobre 1684.
    Seules quelques grandes glaces – une douzaine – seront commandées à l’unité pour les appartements du roi en 1683 et 1684 (Arch. Nat. AB XIX 3472, dossier 9 et S.H.A.T., A1 718, fol. 526).  ↑
  • 11.  Sur ces épisodes, cf. Claude Pris, La Manufacture royale des glaces. Une grande entreprise sous l’Ancien Régime, Lille III 1975, t. I, p. 30, 325 et suiv.  ↑
  • 12.  Arch. Hist. de St Gobain, C12.  ↑
  • 13.  Le commentaire de la planche précise : « quelques fois, la paraison devient plus mince d’un côté que de l’autre, alors on continue à tourner cette partie mince sur le marbre ou sur la table qui la refroidit, en soufflant en même temps l’autre partie épaisse ».  ↑
  • 14.  Lettre Desormeaux à Richard Lucas de Nehou, Rouen, 4 août 1663 Arch. Hist. de St Gobain, C72.  ↑
  • 15.  « Mémoire touchant l’établissement et perfection des Manufactures des Glaces » par Louis Lucas de Nehou contre les associés de la Manufacture royale, 1699. Arch. Hist. de Saint-Gobain, J 6 Nehou.  ↑