La Manufacture des glaces de France
La Manufacture royale de glaces de miroirs, créée en 1665, fabriquait depuis 1668 ses glaces brutes dans la glacerie de Tourlaville, près de Cherbourg, rachetée à ses exploitants, les Lucas de Nehou et reconstruite à neuf8. Cette solution avait été adoptée par Colbert et les associés des glaces après le très éphémère épisode d’emploi de transfuges vénitiens au Faubourg Saint-Antoine, de 1665 à 1667. Ancienne exploitation aux mains de gentilshommes-verriers depuis au moins le xvie siècle, Tourlaville avait été redémarrée au milieu du xviie siècle et fabriquait – exception notable en Normandie – de la glace en beau verre blanc soufflée en manchon. Une autre particularité de Tourlaville était, en raison de sa localisation, l’utilisation de soudes de varech dans ses compositions. Des documents des années 1660 montrent toutefois que l’on faisait aussi venir des soudes et du groisil par les ports de Barfleur et de Cherbourg9.
Pour pénétrer plus avant le mystère, il faut dès lors se tourner vers les analyses chimiques. Celles auxquelles ont procédé Bruce Velde et le laboratoire de l’ENS ont d’abord porté sur 70 fragments de glaces provenant des croisées. À côté de compositions sodiques correspondant à celles pratiquées aux xviie et xviiie siècles à Venise, aux Pays-Bas et en France, une moitié de l’échantillon constitue un groupe assez inhabituel, où l’on retrouve à valeurs à peu près égales soude, chaux et potasse (fig. 7). La présence importante de ce dernier élément correspond aux fabrications de Tourlaville et constitue donc une sérieuse confirmation des origines de la fourniture de 1684. Les nombreux remplacements intervenus sur les croisées au xviiie siècle expliquent par ailleurs l’existence du second groupe de composition. La Manufacture royale, tout en conservant Tourlaville pour le soufflage, s’est en effet dotée, en 1693, d’un second établissement à Saint-Gobain qui pratique le nouveau procédé de coulage et maintient le soufflage jusqu’en 1763, en s’approvisionnant en soudes d’Espagne, très proches des fournitures vénitiennes. Six fragments, enfin, de haute pureté, sont des remplacements du xixe ou du xxe siècle, confirmant en cela toutes les observations énoncées jusqu’ici. Si l’on en vient aux Miroirs, un seul échantillon a pu être pour l’instant analysé et se rattache à la famille de composition Na-Ca-K dite « Tourlaville ». Une autre observation importante est celle des épaisseurs. Celles-ci varient selon les échantillons, mais un grand fragment biseauté révèle une épaisseur moyenne de 5 mm, inégale (de 4,7 à 5,4 mm), ce dernier point étant d’une indication caractéristique du procédé de soufflage. Enfin, grâce aux nombreux graffiti présents sur les volumes, les deux groupes de composition se révèlent antérieurs à 1720.
∧ Haut de pageSoufflage : l’état de l’art vers 1680
Fort de ces différentes constatations, on peut, dès lors, avancer sur le chemin d’hypothèses et de propositions explicatives. Tout d’abord, un retour sur la question du biseautage – dont on prête l’invention à Venise au xvie siècle – montre qu’on l’a pratiqué sur des glaces soufflées. Des miroirs vénitiens l’attestent, même s’il s’agit de petites dimensions (de 15 à 20 pouces), qui limitaient probablement le risque de casse inhérent à cette intervention difficultueuse. On a pourtant, fin xviie siècle, l’exemple (fig. 8) d’un grand miroir de Venise de 60 pouces de hauteur (1,60 m) lui aussi parfaitement biseauté et monté sur un parquet de sapin, ce qui n’est pas sans analogie avec la technique de mise en œuvre à Versailles, où les miroirs sont de surcroît plus petits (33 pouces ½). La comparaison avec des glaces coulées plus épaisses montre de plus l’obtention d’un biseautage plus profond en cas d’emploi de ce procédé.
Fig. 9 : Grande Galerie de Versailles : baguettes de bronze et cabochon en bronze, détail du biseautage des miroirs.
Une observation attentive des miroirs de la Galerie mène d’ailleurs à de nouvelles observations à ce sujet. Certains volumes sont à biseaux larges et réguliers, mécaniques, qui ont fait ainsi douter initialement de l’ancienneté de la fourniture mais sont plutôt sans doute le résultat de l’intervention de Beaupré. D’autres au contraire sont étroits, peu profonds voire perceptibles au seul toucher. Dans certains cas ils n’apparaissent même pas sur les quatre côtés de la glace. Le profil des échantillons examinés montre effectivement des biseaux très peu marqués qui consistent surtout à arrondir les bords de la glace (fig. 9). Tout indique donc une intervention prudente, manuelle et irrégulière, comme pour limiter les risques inhérents à la fragilité du matériau. La difficulté est que les textes anciens concernant le biseautage sont peu bavards sur le procédé, signalé seulement comme réalisé à l’aide d’un grès dur abrasif, sans qu’on sache si l’opération s’effectue manuellement ou avec une meule. Seule l’adjonction d’eau pour éviter les échauffements de surface est signalée. À l’inverse, nos jugements sur la faisabilité du biseautage appliqué à des volumes soufflés viennent sans doute d’un état de l’art ultérieur, celui de la mécanisation, plus redoutable pour les faibles épaisseurs que les procédés manuels. De plus le soufflage contemporain, s’il est encore pratiqué pour des fabrications spécifiques – vitrerie à l’ancienne, vitrail – relève de la famille du verre à vitres, distincte de celle de la glace soufflée épaisse telle qu’on l’exigeait pour les miroirs. Néanmoins, une verrerie comme la verrerie de Saint-Just, peut aujourd’hui atteindre jusqu’à 5 mm d’épaisseur pour ses manchons de verre à vitres livrés en feuilles, qui correspondent grosso modo à la taille des miroirs de la Galerie (80 à 90 cm après découpe des calottes).