Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005

Mathieu LOURS, Université de Cergy (France)

Un problème insoluble : l’entretien des « vitres peintes » dans les églises parisiennes au xviiie siècle

Les étapes du dépérissement des vitraux

Tout au long du xviiie siècle, les vitraux parisiens, surtout ceux datant des xvie et xviie siècles, connurent un processus de dégradation dû à un entretien partiel faute de financement suffisant. Dans les trois églises étudiées, il n’y eut aucune remise en plomb complète d’un vitrail monumental en une seule fois et le rapiéçage est la règle. La situation se détériora. Tout au long du siècle, on note une dégradation très nette des vitraux. À Saint-Gervais nous pouvons voir les étapes de ce processus. Dans la première moitié du siècle, les marguilliers exigent un entretien suivi, que l’on insère des verres de couleur, donc des bouche-trous appropriés. Mais après la lacune de 1743 à 1766 dans les registres nous pouvons constater que les vitraux tombent en lambeaux, surtout après la réduction drastique des coûts suivant la réorganisation du système de gestion en 1767. Partout des pièces cassées causent des vents que des remises en plomb partielles n’ont pu éviter, les meneaux eux-mêmes sont dans un état préoccupant. En 1766, 58 panneaux doivent être remis en plomb31. En 1768, quatre fois dans l’année il faut procéder à des raccommodages32. En 1769, 20 panneaux sont crevés ou déchaussés et les vitraux de la chapelle de Passy et de la Conception sont à refaire33.

L’ouragan de 1770 détruit une bonne partie des vitraux du côté nord de l’édifice dont les plombs étaient arrivés à un âge critique34. Les vitraux du chœur ne sont guère en meilleur état, la chute de panneaux entiers constituant un véritable danger pour les fidèles. À cela la fabrique ne répond qu’en donnant l’ordre de « raccommoder les parties les plus urgentes jusqu’au printemps prochain »35. C’était sacrifier des vitraux jugés moins urgents, car un panneau laissé déchaussé et déformé a tôt fait de céder totalement. Constatant l’imminence du danger, la fabrique fait dresser l’état des lieux par l’architecte. Le 10 novembre 1771 celui-ci constate la ruine avancée des vitraux de l’église : ceux de la chapelle de la Vierge sont crevés en partie. Des panneaux entiers y manquent, certains ayant été déposés36. Dans la nef il manque beaucoup de pièces. Dans la fenêtre ouest du croisillon nord et dans une des baies du chœur, les meneaux sont dans un tel état qu’« il peut arrivé dans les grands vens la chutte de partie de quelqu’un qui pourret faire de grand malheur »37. Devant un tel désastre, la fabrique n’avait d’autre choix que de rapiécer au plus vite ce qui pouvait l’être et évidemment au moindre coût. La solution de la mise en blanc était imminente.

À Saint-Étienne-du-Mont également, les accidents se multiplient : en 1749 un ouragan38, en 1750 des enfants du catéchisme et le fossoyeur abîment les vitraux des charniers39. En 1755 les couvreurs ont abîmé les vitraux du chœur en installant leurs échafaudages et la même année on constate que les meneaux des fenêtres du pourtour du chœur sont en ruine. Là aussi la paroisse éprouve des difficultés à financer toutes les réparations face à une péjoration globale de l’état des vitraux dans la décennie 1760-1770. En 1769 les maçons couvreurs et charpentiers fracassent encore des vitraux40. C’était là un des cas de l’entretien extraordinaire. La fabrique impose que les réparations à faire n’excèdent pas 50 livres, la paroisse étant effectivement endettée de 12 000 livres pour l’année comptable. Là encore, la survie des vitraux est hypothéquée.

À Saint-Merry où l’entretien fut lacunaire, la fabrique constate avec stupeur dès 1751, que tous les vitraux sont sur le point de céder. Le spectacle est édifiant : les roses du transept doivent être étayées, plusieurs vitraux pendent, mal attachés à des meneaux et des barlotières en ruine : « il y a plusieurs parties des mignots et roses au-dessus dans les croisées de l’église qui se sont écornées et dont les morceaux sont tombés ce qui met en danger les vitreaux d’un plus grand dépérissement mesme de pouvoir tomber et écraser quelqu’un »41.

Le peu de moyens alloués par les paroisses à l’entretien, la réalisation de quelques réparations dont la précarité en appelait sans cesse de nouvelles, aboutit donc à une véritable « crise de l’entretien ». Les vitraux sont devenus une source de dépenses imprévisibles dont on ne pouvait jamais être sûr de la pérennité du résultat. Peu à peu les paroisses parisiennes en viennent à des solutions radicales et l’échec d’un entretien suivi débouche tout naturellement sur la destruction d’un bon nombre de vitraux, également surdéterminé par le goût de la lumière, le mépris du gothique, les travaux et embellissements. Mais en centrant la question sur le problème de l’entretien, Pierre Le Vieil avait bel et bien donné la principale clé interprétative.

∧  Haut de pageLa mise en blanc : la solution au problème de l’entretien

Il devenait logique, pour éviter des dépenses somptuaires aux résultats esthétiques incertains, de remplacer ce qui était abîmé par du verre blanc et de ne sauver que ce qui était en bon état. L’évolution catastrophique de la situation à Saint-Gervais explique l’infléchissement en ce sens de la politique d’entretien. Jusqu’en 1770, la fabrique avait exigé des vitriers qu’ils assurent, tant bien que mal, la cohérence esthétique des panneaux. Mais au vu de l’état désastreux des vitraux en 1771, après l’ouragan, la fabrique n’avait d’autre choix que de rapiécer au plus vite ce qui pouvait encore l’être et évidemment au moindre coût. C’est pourquoi en 1772, on renonça à tenter de rétablir en verre de couleur les parties manquantes. Cela aurait coûté trop cher, étant donné le nombre de panneaux entiers à fournir, provenant nécessairement d’autres vitraux. Le choix qui fut pris, qui entérinait certainement un usage plus ancien, de rétablir toutes les lacunes, donc des panneaux entiers, par du verre blanc à bordure de couleurs : « les vitraux de l’église seront fait en verre blanc et bordure de couleur et dans la même forme et disposition que la croisée du Saint Nom de Jésus nouvellement faitte »42. L’entretien lacunaire depuis près d’un siècle imposa à Saint-Gervais une « mise en blanc » progressive, au fur et à mesure de la décomposition des vitraux. Lorsqu’un vitrail menaçait ruine il était démonté et l’on ne conservait que ce qui pouvait l’être.

À Saint-Merry, un raccommodage général après la visite de 1751 eut coûté beaucoup trop cher. Il était logique que la fabrique n’en vint à garder qu’une faible part des vitraux et à remplacer le reste par du verre blanc. Cela réduisait les frais d’entretien. En effet, le verre blanc n’est pas un matériau cher, il est en tous cas beaucoup moins cher que le verre de couleur de Bohème qui aurait pu servir de pis aller pour le rapiéçage. Trois vitres blanches à bordure de verre de Bohème furent réalisées en 1753. Le verre blanc coûta 252 livres et le verre de couleur, qui était pourtant en quantité nettement inférieure, 250 livres43. Les nouvelles vitreries étaient plus faciles à entretenir. Non qu’elles eussent été plus solides que les vitraux de couleur, si ce n’est qu’elles étaient neuves, mais en cas d’entretien extraordinaire, il suffisait de substituer blanc par une autre, sans risquer de dénaturer l’ensemble. En réduisant le nombre de vitraux anciens de couleur, on s’assurait de la matière première nécessaire au rapiéçage des autres. Ainsi les trois vitraux suscités, mis en blanc à Saint-Merry, furent précieusement conservés dans les greniers des fabriques, permettant à celles-ci d’économiser la matière première nécessaire à l’entretien des vitraux restants44. Dans cette même église, on conserva alors dans chacune des baies de la nef, que les tympans et les registres supérieurs de chacune des lancettes latérales, au mépris de la lisibilité des œuvres.

La question du dépérissement des meneaux était tout aussi préoccupante. Afin de réduire les coûts inhérents à leur réparation, tout au long du siècle se généralisa l’emploi de « vitraux à châssis de fer », à savoir ne reposant que sur une armature de barlotières et non plus sur des montants de pierre, préalablement démolis. À Saint-Gervais, on se posa la question dès 172545. À cette date, on décida de les réparer et de les garder. Mais en 1768 on se prononça pour leur démolition dans la fenêtre ouest du croisillon sud, ainsi que dans une autre fenêtre non identifiée : « deux vitraux seront en menost de fer dans le goût le plus simple, en conservant autant que possible ce qui dans les peintures en mérite la peine »46. Il s’agissait d’un travail assez coûteux, la dépense de serrurerie étant presque aussi élevée que celle de vitrerie47. Mais on était assuré de la solidité de l’ensemble et l’on n’avait plus de dépenses occasionnées par le replâtrage et l’entretien des meneaux. À Saint-Étienne-du-Mont, les meneaux de quatre fenêtres hautes des bas-côtés du chœur disparurent en 1755 à cause de leur état de ruine48. Dans certaines fenêtres, Pierre Le Vieil supprima les meneaux, mais conserva les panneaux de couleur en les regroupant au centre de la baie, désormais structurée par un châssis métallique.

La mise en blanc circonstancielle due à l’état de ruine des vitraux fut très généralisée et permettait une réduction des coûts. L’opération, coûteuse, était néanmoins aisément chiffrable et s’intégrait donc bien à un budget. En cas de dépense extraordinaire, le remplacement d’une pièce ne posait aucun problème. Le châssis de fer ne subissait pas la même corrosion que les meneaux. À cela s’ajoute indéniablement un choix esthétique. Après près d’un siècle d’emploi de bouche-trous et de nettoyages mal effectués, les vitraux avaient fini par devenir fort laids. Pierre Le Vieil lui-même, doit en convenir : « la plupart des vitres peintes tombées en dégradation faute d’un entretien convenable ne sont plus qu’un assemblage informe de verre de toute couleur »49. Comment dans ce cas tolérer de dépenser encore des sommes importantes pour venir au secours d’œuvres estropiées, sombres, illisibles ? Mais, si ce phénomène permet de rendre compte des lambeaux de vitraux présents à Saint-Gervais et à Saint-Étienne, il ne saurait rendre raison à lui seul des vraies hécatombes, conséquences également d’un véritable parti esthétique.



  • 31.  Arch. Nat., LL 751, 7 décembre 1766 : « réparation est à faire d’environs cinquante panos aux croisées de l’Eglise du côté Nord environ quarante huit panos à remettre en plomb dont un panot à fournire les vers à la croisée de face dans les grands voûtes sur le portaille ».  ↑
  • 32.  Arch. Nat., LL 751, 20 mars 1768.  ↑
  • 33.  Ibid., 4 juin et 11 septembre 1769.  ↑
  • 34.  Ibid., 18 février 1770.  ↑
  • 35.  Ibid., 10 novembre 1771.  ↑
  • 36.  Ibid.  ↑
  • 37.  Ibid.  ↑
  • 38.  Arch. Nat., LL 709, 19 octobre 1749.  ↑
  • 39.  Arch. Nat., LL 709, 4 juin 1750. Le Vieil rapporte ce dans L’Art de la peinture sur verre et de la vitrerie, p. 69, rapporte « l’étourderie d’un fossoyeur souvent ivre qui, malgré le chassis de fil de fer qui servent à le défendre, fait voler contre ces vitres précieuses de la terre et des cailloutages qui en ont endommagé plusieurs ».  ↑
  • 40.  Arch. Nat., LL 710, 3 août 1769.  ↑
  • 41.  Arch. Nat., LL 851, 2 mars 1751.  ↑
  • 42.  Arch. Nat., LL 751, 11 octobre 1772.  ↑
  • 43.  Arch. Nat., LL 850, 4 février 1753.  ↑
  • 44.  Ibid.  ↑
  • 45.  Arch. Nat., LL 750, 27 septembre 1725.  ↑
  • 46.  Arch. Nat., LL 751, 29 mai 1768.  ↑
  • 47.  À Saint-Merry en 1753, sur les 917 livres que coûtent les trois vitreries, 415 relèvent des travaux de serrurerie.  ↑
  • 48.  Arch. Nat., LL 709, 21 décembre 1755.  ↑
  • 49.  Pierre LE VIEIL, op. cit., p. 81.  ↑