Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005

Marie-Geneviève GROSSEL, Maître de Conférences en langues et littérature romanes,
Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis,
CAMELIA (Centre d'Analyse du Message Littéraire et Artistique)

Quand la matière se fait lumière :
autour de l'imaginaire de la verrière au Moyen Âge

2. Le verre comme pierre de touche

Usages et mésusages du verre : des profondeurs marines...

Le verre est ici l'anti-ténèbres, la victoire sur la mort et la nuit, sur l'ignorance. C'est dans l'île d'Antarados que saint Pierre, au pied d'extraordinaires colonnes de verre, reconnaîtra en cette mendiante misérable la mère jadis perdue de son ami saint Clément7.

Pourtant comme le miroir qui ne saurait renvoyer un visage angélique à celui qui y mire sa laideur morale, la leçon des transparences n'est pas ouverte à n'importe qui. C'est au fond de la mer que plonge Alexandre, conquérant de l'impossible :

Il y avait dans l'armée de bons ouvriers verriers
Qui savaient si bien travailler le verre
Qu'ils le modelaient à leur gré et le rendaient incassable [...]
“Seigneurs maîtres artisans, écoutez-moi bien :
Faites-moi, je vous prie, un vaisseau de verre
Assez grand pour trois occupants.”
Les ouvriers fabriquent un superbe vaisseau
Tout de verre limpide, on n'en vit jamais de si beau
Ils garnissent de lampes l'intérieur du tonneau.
C'est un grand plaisir que de les voir ainsi briller.
La mer ne contient pas de poisson assez petit
Pour échapper au regard du roi8...

Mais Alexandre découvre seulement qu'au fond de la mer règne la même violence que sur la terre. Cette leçon est la seule que puisse comprendre ce guerrier en proie à la démesure, qui n'a pas hésité à aller frapper à la porte du paradis terrestre sans chercher à connaître les voies qui y mènent et que nul ne saurait violer. Comme nous voilà loin du palais de cristal de Tristan ! Dans la nuit marine, Alexandre passe en enfermant la lumière qu'il ne rediffuse pas, la perverse curiosité du soldat ne saurait obtenir les résultats prodigués à la ferveur de l'ermite Brendan, lisant dans le miroir des flots la merveille de Dieu.

∧  Haut de page... à l'assaut d'un ciel refermé

Non moins suspects sont les machines et automates que nous décrivent les romans dits « antiques » ; ainsi dans l'Enéas, traduction très libre de Virgile, apparaît Camille au visage angélique, mais aux goûts d'amazone. La belle meurt au combat et on lui confectionne un tombeau proprement extraordinaire : posé sur une pile sculptée, l'édifice se dresse sur la cimaise, s'évase en trois étages superposés ; tout en haut un gigantesque miroir permet de surveiller la mer et la terre. Mais dans la chambre mortuaire, la lampe qui brûle est tout artificielle et tout au long des murs, précise l'auteur pas de fenestre ni de verrine9. Le tombeau de Camille est aussi hors norme que celle qu'il enferme, dans une obscurité éternelle, dans l'immobilité d'une histoire achevée, alors que les fenêtres s'ouvrent sur la vie.

Pour la chance de la modeste littéraire que je suis, mes fictions se moquent bien du très réel quotidien des hommes du Moyen Âge et les fenêtres dûment vitrées y sont des plus fréquentes.


  • 7.  Les reconnaissances du Pseudo Clément, roman chrétien des premiers siècles, 1999, traduction, notes de A. Schneider et L. Cirillo, Brepols, VII, 12, 13, 26.  ↑
  • 8.  Alexandre de Paris, Le roman d'Alexandre, 1994, traduction de L. Harf-Lancner, Lettres Gothiques, p. 379.  ↑
  • 9.  Le roman d'Eneas, 1997, traduction d'A. Petit, Lettres Gothiques, v. 7630 p. 469.  ↑