Actes du premier colloque international de l'association Verre et Histoire, Paris-La Défense / Versailles, 13-15 octobre 2005

Marie-Geneviève GROSSEL, Maître de Conférences en langues et littérature romanes,
Université de Valenciennes et du Hainaut-Cambrésis,
CAMELIA (Centre d'Analyse du Message Littéraire et Artistique)

Quand la matière se fait lumière :
autour de l'imaginaire de la verrière au Moyen Âge

3. Des fenêtres ouvertes sur l'amour

Chansons de toile

La thématique de la fenêtre se diversifie selon le personnage qu'on y place : la belle à sa fenêtre compose en effet une image de l'attente et de l'espoir que les chansons de toile ont développée à loisir. Amoureuse ardente, de cœur et de corps, la Belle a naguère connu le bonheur avant de le perdre et se consume derrière sa verrière en haut de la tour10 :

Belle Doete est assise près des fenêtres
Elle lit en un livre, mais son esprit est ailleurs
Il lui souvient de Doon son aimé
Qui dans les lointains pays s'en est allé tournoyer...

Comme l'anticipe le refrain « O combien j'ai de peine en mon cœur ! », on le pressent, Doon est mort, Doon ne reviendra pas.

Belle Erembour s'est placée au jour de la fenêtre pour broder de fils d'or la soie délicate. Parfois l'inattention ajoute des perles de sang aux fleurs qui naissent de l'aiguille. C'est que, de la fenêtre, elle voit passer le groupe joyeux des chevaliers qui s'en revient de guerre. Mais Renaut ne lève pas les yeux, Renaut ne la regarde pas : sur la foi de racontars, Renaut a cessé d'aimer Erembour.

∧  Haut de pageLais "celtiques"

Image stylisée d'une féminité ardente toute d'attente et d'attention que façonnèrent de douloureux désirs d'hommes, la « belle à sa fenêtre » se retrouve aussi dans les Lais de Marie de France11, non moins issus de très anciennes chansons. Nous connaissons tous l'histoire d'Yonec, le chevalier-oiseau. La dame, mariée à un jaloux, est enfermée en une tour, pas même de sortie le dimanche : le salut de l'âme importe ici moins que la préservation du corps. Tant et tant elle pleure que son désir s'incarne quand se profile à la « fenêtre étroite » « l'ombre d'un grand oiseau ». Las ! trop de bonheur la rend si belle que le jaloux garnit de lames tranchantes l'unique ouverture. Ainsi meurt l'amant, laissant derrière lui un enfant comme unique témoin de ce qui fut.

Plus triste encore le Lai du Loastic où les amants, de part et d'autre de la fenêtre en leurs maisons très voisines, se regardent dans l'adoration de leur impossible amour. C'est le printemps dehors et le mari jaloux s'enquiert de tant de nuits passées à la fenêtre. Apprenant que c'est par amour du chant du rossignol, il jette au lendemain le corps ensanglanté du petit oiseau sur la robe de la dame en lui souhaitant meilleur sommeil désormais. La fenêtre qui ouvrait sur la vie s'est définitivement refermée.

∧  Haut de pageRomans de l'ailleurs et l'autrefois...

La fenêtre ne permet pas les affections illégitimes qui ne vivent que de secret. C'est bien par la verrine que l'amirant découvre le secret de Floire et Blancheflor12 – en un sérail digne des Mille et une Nuits, il est vrai – quand le chambellan parti chercher l'adolescente, choisie pour de très provisoires amours, la voit par la fenêtre endormie dans les bras d'un jouvenceau imberbe, tout aussi jeune qu'elle !

Comme toute substance infiniment pure, le verre se fait pierre de touche entre bien et mal ; dans le Roman d'Eneas, quelle différence entre les deux Belles à la Fenêtre ! Didon, la maîtresse, ne monte aux plus hautes fenestres que pour voir fuir sur la mer son amant avant de sombrer dans le désespoir ; Lavine, la fiancée, découvre le magnifique Eneas en le regardant combattre depuis sa fenêtre.

∧  Haut de page... et romans d'aventures...

L'image de « l'homme à la fenêtre » existe aussi ! Je passe sur celle de la geste où c'est plus souvent « aux créneaux » que le héros attend l'aventure. Le vrai héros à la fenêtre est un héros ambigu, c'est Lancelot, le paroxystique : trop d'amour est suspect et Lancelot a de troubles aspects féminins. Il brisera les barreaux qui le séparent de Guenièvre endormie en sa chambre close, signant du sang de sa blessure les draps où il la possèdera. Mais aussi dans un page magnifique, nous le voyons enfermé depuis deux ans déjà dans la prison de la fée Morgue. Sa fenêtre dûment grillée donne sur un frais jardin, il brisera ces barreaux pour avoir vu au jardin fleurir une rose dont les pétales lui ont rappelé le visage de sa reine adorée, pour avoir senti en lui se réveiller l'irrépressible désir de toucher la Rose13.

Si le héros est un homme, la verrine est moins liée à l'amour qu'au thème de la connaissance. Quand Rutebeuf met en scène sa misérable masure de jongleur au chômage, il nous dépeint une maison froide, basse et obscure. On ne supporte que d'y sommeiller quand dehors vous poignent les « mouches blanches » de la neige ; sans fenêtre, on peut dire la maison aveugle, elle devient donc symbole du corps du poète, brisé de froid et de faim, et comme sa maison, il se dépeint en borgne, privé de l'œil droit, qui est celui de l'activité et du futur. Perdre l'œil de la connaissance et habiter une maison aveugle, c'est tout un pour celui qui n'a plus qu'une porte ouverte à tous les vents mauvais de la désespérance, vagabond atteint de cécité14.

∧  Haut de pageVerrières fantastiques ou verrière mystique

Dans les récits fantastiques, les fenêtres acquièrent parfois un aspect très maléfique qu'accentue leur nombre. Le Bel Inconnu15 qui entre au Palais de la Cité dévastée, et ce en pleine matinée, tombe sur une grand-salle percée d'innombrables fenêtres ; mais elles ouvrent sur on ne sait quelle nuit, puisqu'en chacune un jongleur grimaçant joue de la musique un cierge allumé devant lui. Que cette cohorte diabolique souffle sa flamme et ce sont les ténèbres qu'ils ponctuent en claquant de toutes leurs forces les battants des fenêtres.

De même quand Bohort passe la nuit au Palais Aventureux16, toutes les fenêtres ne diffusent que de la nuit, sauf celles qui, nous dit-on, ont leur croisées d'ivoire ouvertes au faible éclat de la lune. Est-ce à dire qu'elles n'ont pas de vitres ? Nullement, puisque bientôt après l'épreuve, la colombe mystique tenant en son bec le Saint Graal va en traverser la verrière. Fenêtres qui claquent comme des dents à en faire trembler les murailles, elles sont bien trop fantastiques pour qu'on y cherche davantage le réel.

Et que dire de ce château où arrive Gauvain, avec ses trois cents fenêtres ouvertes et trois cents fermées ? Derrière chacune, joie pour ce Dom Juan, une belle demoiselle. Fenêtres médiévales, transparentes à souhait quoique, dit-on peintes de toutes les couleurs17 ! Mais que Gauvain se garde ! La belle qui le conduit lui avoue être sa sœur qu'il ne connaît pas et le mène devant sa mère... qui est morte depuis vingt ans. La disparition de Chrétien de Troyes a laissé intact le mystère d'un château qui ressemblait bien trop au Royaume des Morts pour que l'on imagine que Gauvain pût jamais en ressortir18...


  • 10.  Zink M., 1978, Belle, essai sur la chanson de toile, Bordas ; je cite les chansons dans cette édition pour plus de commodité.  ↑
  • 11.  Lais de Marie de France, 1994, traduits par A. Micha, Paris, Flammarion.  ↑
  • 12.  Floire et Blancheflor, édition de M. Pela, Les Belles-Lettres, 1956.  ↑
  • 13.  On consultera le Lancelot en Prose dans l'édition de la Pléiade (Paris, Gallimard) dont je suis ici la version choisie « courte », Le Livre du Graal, tome III (à paraître).  ↑
  • 14.  Œuvres complètes de Rutebeuf, 1977, édition Faral-Bastin Paris, Picard.  ↑
  • 15.  Renaut de Beaujeu, Le Bel Inconnu, 1983, édition de G.P.Williams, Champion.  ↑
  • 16.  Le Livre du Graal, op. cit., tome III.  ↑
  • 17.  Le conte du Graal de Chrétien de Troyes, in Chrétien de Troyes, Romans, 1994, la Pochothèque :
    Tout en haut il y avait des verrières
    Si claires qu'en y prenant garde
    On pouvait voir par la verrière
    tous ceux qui entraient au palais... v. 7640 sq
    ... Le verre était teint des plus belles
    et des meilleures couleurs
    Qu'on puisse faire ou décrire.  ↑
  • 18.  Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, voir l'édition citée.  ↑