Les premiers vitrages
Le verre, une matière attractive
Fig. 5 : Une fenêtre au milieu du XVe siècle. Vierge de l’Annonciation, Alsace, vers 1450, panneau de vitrail, Paris, musée de Cluny, Cl. 3283 © RMN / Franck Raux.
D’un emploi généralisé durant l’hiver, les toiles répondent-elles à la perfection aux attentes des occupants de la demeure ? Sont-elles jugées assez résistantes dans le temps et assez efficaces face au froid et à la pluie ? Quelques exemples choisis permettent de comprendre les raisons qui ont pu prévaloir à leur substitution progressive par le vitrage (fig. 5).
Il est instructif de mettre en parallèle, pour la même période, l’importance des toiles dans les demeures et l’emploi du vitrage sur les embarcations flottantes. En effet, Louis XI fait poser des vitres sur la galiote qui lui sert « pour aller sur la rivière de Loire »
alors qu’il fait placer des toiles dans le logis qu’il s’apprête à occuper49. Il est bien précisé que, pour la maison de bois qui se trouve sur la dite galiote, ont été posés des « huys, fenestres, verrines… »
(1480)50, sachant que « 2 verrières de 3 pieds »
de la galiote ont été fournies par le « victrier »
de Tours l’année précédente51. Pour la « peynace »
du roi René, qui est un navire léger, sont, de même, achetées six livres de clous à forme pour verrines52. Qu’en conclure sinon que le verre présente l’avantage d’être beaucoup plus hermétique face aux projections d’eau que ne l’est la toile, à moins qu’il ne s’agisse de se protéger du vent ?
C’est en effet « pour le vent », ou plutôt, contre le vent, que du vitrage est explicitement utilisé à la fruiterie et la « consirgerie »
de la comtesse d’Artois53. Y aurait-il une raison équivalente pour expliquer que si, à l’Hôtel Saint-Pol, la reine choisit de tendre des toiles aux fenêtres de sa chambre, dans le même temps, le roi vitre les annexes de son écurie54 ? La raison en est peut être l’emplacement : les bâtiments situés en rez-de-chaussée apparaîtraient plus vulnérables que ceux des étages. Le vitrage serait alors perçu comme plus apte que les toiles à assurer la sécurité d’un bâtiment, peut être serait-il plus dissuasif face aux risques de vol ?
Cependant, les motifs semblent aussi liés à une recherche de confort. Les comtes de Savoie chauffent leur « pelle » (ou grande salle) à l’aide d’un poêle ; dans le même ordre d’idée, ils commandent « un chassis pour mettre verrières au dit pelle »
(1388-1390)55. En 1478, lorsque le roi René aménage des chambres dans son nouvel hôtel de Tarascon, il prévoit des vitres et n’hésite pas, dans le même ordre d’idée, à installer un « paesle à la façon d’Allemagne pour se tenir chaudement »
56. Garder la chaleur dans la demeure serait dès lors le principal critère en faveur du verre. Lorsqu’il réside dans son château de Tarascon, le roi René fait « asseoir » des vitres, même de façon provisoire, à la chambre de son hôtel57.
À ses qualités d’isolant, le verre ajoute la transparence, plus difficile à apprécier. On note cependant qu’au début du xve siècle, dans le palais de l’archevêque à Rouen, « une caige de verre (est) faicte en la salle d’emprez la chambre de Monseigneur »
58 et qu’une autre cage de verre est demandée à Henry Lancien, verrier, pour les oiseaux du duc de Berry59, comme si l’on appréciait la jouissance du spectacle des volatiles à travers les parois de verre.
∧ Haut de pageLes premières mentions de verre dans les châteaux
Les comptes de Philippe le Bel et de ses fils au début du xive siècle nous ont servi de terrain d’étude. Entre 1285 et 1305, les mentions de construction ou d’entretien dans les bâtiments royaux sont nombreuses. Or, aucune n’indique l’usage du verre. Ce n’est qu’à partir de 1305 que les paiements de verre deviennent réguliers60. Ne serait-ce pas là un signe de la lente pénétration du vitrage dans les différents espaces des demeures royales ? En 1305, le verre est employé pour le roi au château de Melun, au Château-Gaillard, à Longchamp, à La Feuillie ou à Carentan61, sans qu’aucune localisation précise dans le bâtiment ne soit donnée. Cependant, au château de Vitry-aux-Loges, près d’Orléans (1305)62, ou au manoir de Valognes (1326)63, les travaux de vitrage concernent les chapelles. Ainsi, dans ce dernier manoir, quarante-deux pieds de verre sont-ils « mis à neuf en la chapelle »
. Sans surprise, les lieux de culte sont les premiers bénéficiaires de cet investissement.
Les Comptes de la Maison d’Artois fournissent une seconde source contemporaine relativement détaillée et sur une période de plus de vingt ans. L’exemple de Hesdin est très intéressant. À son retour de Sicile, stimulé par l’extraordinaire dynamisme intellectuel qu’il vient de connaître à la cour de Palerme, Robert II, le père de Mahaut, reconstruit le château à grands frais. En 1294, ce ne sont pas moins de 160 pieds de verre qui sont insérés dans « le grant fourme de la salle »
qui, percé dans le pignon, est composé de deux grandes baies à trois meneaux et de quatre lancettes, de 10 pieds de large64. Les surfaces de verre qui y sont placées apparaissent considérables ; elles dépassent les 99 pieds de verre de la fenêtre de la chapelle castrale (1322)65, signe que les réseaux gothiques des fenêtres des grandes salles se calquent alors sur les plus beaux exemples des baies d’église jusqu’à les dépasser par leurs dimensions. Si 160 pieds de verre ont été ainsi employés à Hesdin, 158 pieds ont également été placés dans l’immense baie de la salle de Poitiers dont les seize baies alignées et superposées occupent toute la partie supérieure du pignon66. Pourtant, à cette date, sont encore tendues de toile, à Hesdin, les fenêtres des chambres du comte et de la comtesse et les pièces où le roi est accueilli (1308)67, de même que la grande salle et les chambres du château d’Avesnes (1305)68.
Avant la fin de la première décennie du xive siècle, les mentions de verre concernent désormais non seulement les chapelles, les grandes salles69, mais aussi quelques chambres70. Chez les religieuses du monastère Sainte-Claire de Saint-Omer, sont aussi concernés le réfectoire et le « lisoir des dames »
, peut être parce que, lieux de lecture, ils requièrent plus particulièrement de la clarté71.
À Paris, à l’hôtel d’Artois, à la suite de l’incendie de 1317, le vitrage est installé dans d’autres zones moins attendues de la demeure : les ouvertures « delez (près de) la paneterie »
, dans la « consirgerie »
, ou la « fruiterie »
, cette dernière, « pour le vent »
72. Comment expliquer une fois encore le soin pris à ces salles annexes de la demeure si ce n’est à cause de leur situation en rez-de-chaussée ?
Au palais du Louvre, pour donner un dernier exemple, Guillaume Brisetout, « voirrier »
, insère, en 1364, vingt pieds de verre neuf, qu’il répartit dans la chambre du châtelain, dans la garde-robe, dans la grande chapelle du Louvre, dans la chapelle du galetas et dans trois chambres du roi. Un nouveau panneau, dit « de 6 pieds de verre neuf »
, est ajouté ou remplacé dans l’étude du roi, un lieu où la lumière est évidemment recherchée73. Les emplacements dans le palais apparaissent au milieu du xive siècle relativement variés et nombreux, mais à chaque citation, les quantités concernées méritent l’attention. La question de la proportion de verre dans la fenêtre apparaît en effet comme l’un des aspects les plus particuliers du vitrage médiéval.
∧ Haut de pageLes proportions de verre dans la fenêtre
Dans les Comptes, l’évaluation quantitative est faite en « pieds de verre » mais que représente un pied de verre dans une fenêtre, une mesure linéaire ou une unité de surface ? Les sources d’archives aux xive et xve siècles ne sont guère explicites.
Quelle dimension considère le vitrier lorsqu’il mesure son travail en pieds ? La réponse se trouve-t-elle au château de Villaines-en-Duesmois lorsque les deux verrières réalisées par Perrin, peintre de Bagneux (1376), sont décrites comme « mesurant quatre pies de haut »
74 ? Ou dans les Comptes des fenêtres de la tour de l'Hôtel de Conflans (1316-1319) dont le coût du verre peint est évalué « 4 sous 6 deniers, le pied carré »
75, un montant qui rejoint les évaluations de coût habituellement faites au pied (de l’ordre de 4 sous, le pied de verre peint).
Les manuels – plus tardifs – des vitriers peuvent servir de référence, qui proposent de calculer le verre au pied carré. Si tel est le cas au Moyen Âge, alors, pour deux « fourmettes »
de la chapelle de Hesdin, pour lesquelles il a fallu fournir 32 pieds pour deux fenêtres76, on aurait affaire à des pieds carrés, c'est-à-dire 16 pieds carrés chacune, que l'on peut interpréter, par exemple, comme 2 pieds de large sur 8 pieds de haut, dimensions plausibles pour d'étroites lancettes dans une chapelle. Autre exemple, si 9 pieds de verre sont placés "delez l'huis de la paneterie" de la comtesse d'Artois, alors cette petite ouverture pourrait faire de l’ordre de 3 pieds sur 3, ou de 2 pieds sur 4,5 pieds. Nos hypothèses rejoignent les conclusions de Claude Pribetich Aznar dans son étude sur le Sud-Est de la France aux xive-xve siècles. Après avoir relevé la pauvreté du vocabulaire pour définir les unités de superficie, celui-ci démontre que, dans l’usage, un vocable d’unité linéaire peut être employé pour une surface77.
L’ensemble des mentions concourt à prouver la faiblesse des proportions de verre dans la fenêtre. Dans l’étude du roi, au Louvre, en 1364, l’unique panneau qui est installé contient 6 pieds (carrés) de verre, soit une sorte de carré de l’ordre de 2,5 par 2,4 pieds78. Pour les fenêtres ornées au chiffre du roi et du dauphin commandées pour l’Écurie de Charles VI, ce sont en tout 16 pieds (carrés) répartis dans trois châssis, soit un peu plus de 5 pieds (carrés) par châssis, ce qui ne correspond qu’à environ 2 pieds par 2,5 pieds pour chaque. Il en est de même dans la « chambre devers le préau »
où 12 pieds sont mis en trois fenêtres, soit 2 pieds sur 2 pour chacune79.
Fig. 6 : La fenêtre dans la fenêtre, vitrail d’une imposte vitrée représentant les Joueurs d’échecs, vers 1450, panneau de vitrail, Paris, musée de Cluny, Cl. 22422 © RMN / Jean-Gilles Berizzi.
Comparées aux surfaces si conséquentes des 160 pieds de la salle d’Hesdin ou des 178 pieds de la grande salle du château de Poitiers, que sont les 39 pieds de verre employés par Jehan de Senlis, « pour plusieurs verrières faictes à Rouen (Palais de l’Archevêché), en lad salle du palais »
80, ou les 40 pieds prévus pour vitrer les ouvertures du « paille » (ou grande salle) de Jungney, une des demeures du duc de Bourgogne, à la fin du xive siècle81 ? Les comptes laissent en effet supposer qu’à l’exemple du « pelle » du château d’Annecy du comte de Savoie (1346), ou du palais de l’Archevêché de Rouen, une grande salle possède une série de plusieurs fenêtres. Et, alors même que le nombre d’ouvertures augmente et que leur forme évolue en croisée, comme celles à doubles croisillons du roi René (Baugé, 1455), on constate que la quantité de verre plat qu’elles insèrent diminue. Adoptant une forme de petits panneaux quasi-carrés, le vitrage semble se cantonner dans les parties hautes de la croisée, à commencer par l’imposte. C’est ce que suggère l’iconographie du temps (fig. 6).
- 49. Voir les achats de toiles faits pour le roi en 1421-1422 qui se rend à Saint-Faron-les-Meaulx : « pour le logis qui y entendoit lors y aller », in Douet d’Arcq, op. cit., p. 278. ↑
- 50. Ibid., p. 354. ↑
- 51. Archives nationales, KK 64, fol. 11 v°; Ibid., p. 357. ↑
- 52. cité par Arnaud d’Agnel G., Les Comptes du roi René, t. I, Paris, 1908, p. 53, n° 3359, B 2512 f° 97 (4 mai 1479). ↑
- 53. Archives départementales du Nord, A 365, cité par Richard, op. cit., p. 304. ↑
- 54. « Pour 12 pez de voirre assis en la chambre du Roy appelee la chambre d’olive devers la court où sont les estables… 12 piez de voirre blanc mis en 3 fenestres qui sont en la chambre basse devers le préau… Pour avoir fait 3 chassis de boit d’Ylande en la chambre basse d’emprès la grant salle basse du séjour devers la rue et en yceulx chassis y a voirre, 24 sous pièce », Archives nationales, KK 35, fol 97, 97 v°, compte pour l’année 1403, Ecurie de Charles VI, op. cit., p. 199-200, n° 1091, 1096-1098. ↑
- 55. Cité par Chalmin-Sirot, op. cit., p. 139. ↑
- 56. Les 8 novembre et le 17 décembre 1478, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, B 2484, fol. 28 v°, 29 ; in Arnaud d’Agnel, op. cit., p. 47-49, n° 181-185. ↑
- 57. « Pour avoir fait et assis les vitres de la chambre de l’ostel du roy, estant à Tharascon », le 8 novembre 1478, Archives départementales des Bouches-du-Rhône, B. 2484, fol. 29 ; Arnaud d’Agnel, op. cit., p. 48, n° 182. ↑
- 58. Le 12 octobre (1437-1438), Comptes, devis et inventaires du manoir archiépiscopal de Rouen, recueillis et annotés par le chanoine Jouen, publiés par Monseigneur Fuzet, Paris – Rouen, 1908, p. 166. ↑
- 59. Champeaux A. de, Gauchery P. de, « Les travaux d’architecture et de sculptures exécutés pour Jean de France, duc de Berry », in Gazette archéologique, 1867, p. 69. ↑
- 60. Fawtier R., Comptes royaux (1285-1314), Comptes particuliers et comptes spéciaux ou extraordinaires, Paris, 1965, t. II, et Maillard F., op. cit., t. IV. ↑
- 61. Fawtier, Id, t. II, p. 274 (Ascension 1305), p. 145 (Pâques 1302), p. 146 (Pâques 1302) ; Maillard, Id, t. IV, p. 408, 410 (Pâques 1326). ↑
- 62. « Pro vitrearis in capella Regis, 40 s », Ascension, 1305, in Fawtier, op. cit., p. 274, n° 5705. ↑
- 63. Maillard, Id, t. IV, p. 278 (Toussaint 1299), p. 408 (Pâques 1326). ↑
- 64. Richard, op. cit., p. 266, 298. La surface et la largeur étant connues, la hauteur de la baie est donc de 16 pieds. ↑
- 65. Pour « le grant fourme de la capele », Ibid., p. 300. ↑
- 66. Champeaux, Gauchery, op. cit., p. 67. ↑
- 67. « Item, XX s. pour toile dont on fist verrières as fenestres du mares quant li Rois i fu » ; Richard, op. cit., p. 298. ↑
- 68. Ibid., p. 272. ↑
- 69. Sont concernées les salles de Lens (1307) (ibid., p. 266), de l’Hôtel de Thierry d’Hireçon à Aire (1310) (ibid., p. 272), du château de Bapaume (1314) (ibid., p. 299), comme à Paris (1317) (ibid., p. 301), puis, à Beuvry (1324), La Buissière (1325) (ibid., p. 299) ou Arras (1328) (ibid., p. 289). ↑
- 70. Dans les « noeves chambres » d’Hesdin (1304) (ibid., p. 299), « en le sale, en le capele et en le cambre des damoiseles » du château d’Arras (1328), (ibid., p. 301), dans la chambre de la comtesse au château de Bapaume (1329) (ibid., p. 299). ↑
- 71. (1325) Ibid., p. 302. ↑
- 72. (1319) Ibid., p. 304. ↑
- 73. Berty A., Histoire générale de Paris, Collection des documents. Topographie historique du Vieux Paris, région du Louvre et des Tuileries. Paris, 1885, p. 183, n° 16. ↑
- 74. « Sachant que chaque pied vaut 2 et ½ de gros», Archives départementales de la Côte d’Or, B 656/2, fol. 23. Voir Prost B., Inventaires mobiliers et extraits des comptes des ducs de Bourgogne de la maison de Valois (1363-1477), Paris, 1904, p. 539, n° 2813. ↑
- 75. Richard, op. cit., p. 303. ↑
- 76. Soit : 21 pieds (d'Arras) de verre blanc et 11 de couleur », Archives départementales du Nord, A 366, cité par Richard, op. cit., p. 300. ↑
- 77. Pribetich Aznar C., « La formulation des surfaces des bâtiments et des superficies des terrains aux XIVe-XVIe siècles dans le sud-est de la France », Mesurer les bâtiments anciens, vol. XVI – n° 3/4. Nous remercions Claude Pribetich Aznar d’avoir pris le temps d’examiner notre hypothèse et de l’avoir validée. ↑
- 78. Berty, op. cit., p. 190, n° 60. Soit 68 cm par 68 cm. Cette proportion de 6 pieds est confirmée chez le roi René où une croisée reçoit 12 pieds ½ de verre (1470), Arnaud d’Agnel, op. cit., p. 27, n° 81, p. 1334, fol. 53 (1470) ↑
- 79. Compte de l’Ecurie du roi Charles VI, op. cit., p. 200, n° 1095, 1098. Au château de Germolles, le duc de Bourgogne fait poser 72 pieds de verre. La surface paraît ici importante mais à y regarder de près, « lesquels panneaulx sont assis en deux chambres dessus les estuves en la tourelle du quarré des étuves, en deux chambres dessus mes bans à dormir et en la chambre de Mgr le duc de Nevers » (1376-1377). Réparti dans cinq pièces différentes ce qui ne fait que 14 pieds (carrés) par chambre, le verre attribué à chaque fenêtre et probablement à chaque croisée (qui se compose de deux jours) reste donc très modeste. ↑
- 80. Jouen, op. cit., p. 166. ↑
- 81. Prost, op. cit., p. 5267, n° 2771 Archives départementales de la Côte d’Or, B 6047, fol. 34 v°, 35. ↑